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Entretien avec Juliette Gréco (2000)

Nous avions rencontré, avec une certaine appréhension, Juliette Gréco le mercredi 20 septembre 2000 pour une interview publiée dans le 27 de la première série de JE CHANTE. Mais la chanteuse nous mit très vite à l'aise et l'entretien se déroula plus longtemps que prévu. Merci madame pour ce moment !



JE CHANTE ! — L'hôtel Lutétia est un lieu important pour vous. Je crois que vous y donnez toutes vos interviews...

JULIETTE GRÉCO. — Le Lutétia est le lieu où, en 1945, j’ai retrouvé ma mère et ma sœur qui rentraient de camp de concentration. Je les ai retrouvées dans ce salon qui est devant nous... Pour moi, ce lieu est un lieu sacré.

J’ai eu beaucoup de mal à revenir ici la première fois, j’ai eu une très grande douleur, j’ai revu tous ces fantômes, debout, en robes rayées. Mais c’est fini, j’ai exorcisé un peu la chose et j’y reviens avec beaucoup de plaisir. Quand je viens habiter dans cet hôtel, j’ouvre les fenêtre, je regarde et j’écoute Paris la nuit. Je viens en vacances, ici.


Vous avez souvent été sollicitée pour écrire vos mémoires. Lorsque vous avez écrit Jujube, était-ce une commande, au départ, ou y avait-il aussi de votre part le désir de dire la vérité ?

C’était une volonté de ma part. Étant donné que j’ai un sens aigu de la mort et que, bien entendu, j’en suis de plus en plus proche — je le dis sans aucune inquiétude et sans aucune amertume —, j'ai préféré faire ça avant que quelqu’un d’autre ne le fasse.


Justement, il y a une biographie qui va bientôt paraître...

Oui, de Bertrand Dicale.


Vous prenez ça comment ?

Je lui ai souhaité bonne chance. J’ai vécu suffisamment vieille pour avoir une vie fournie et extraordinairement dense. Je ne l’aide pas dans ce qu’il fait, et je sais qu’il se donne beaucoup de mal. C'est un très lourd travail. Il m’a simplement dit : « J’ai besoin de vous pour savoir si certaines choses sont vraies ou pas... » Dans ce cas-là, je veux bien lui répondre, bien sûr. Il vaut mieux, tant qu’à faire, raconter la vérité plutôt que de dire des conneries. Mais cela dit, je n’ai rien à voir avec ça. Ça ne me fait ni chaud ni froid, ça me fait bizarre.


Dans Jujube, vous parlez parfois de vous à la troisième personne. Était-ce un moyen d’avoir plus de recul, d’avoir un œil extérieur ?

La première personne, je l’emploie extrêmement peu. La troisième personne, c’est celle qui est extérieure, c’est celle que vous voyez. Il y a forcément une immense différence entre celle qui vit à l’intérieur de moi et celle qui est extérieure. C’est cela que j’ai voulu dire.


À propos de celle qui est à l’extérieur, je pense que les gens ont une image assez glacée de Juliette Gréco. Et en fait, quand on vous rencontre, vous ne correspondez pas du tout à cette image. Ne pensez-vous pas que ça a pu donner une mauvaise perception de vous ?

Ça m’est égal. Ça ne m’empêche pas de voir les gens que j’ai envie de voir. En revanche, ça crée une distance tout à fait salutaire vis-à-vis de ceux que je n’ai pas envie de voir. Je préfère que les gens aient de moi une image glacée plutôt que de les voir interférer dans ma vie. Je n’aime pas les familiarités. J’aime les gens que j’aime, c’est un choix. Quand quelqu’un vient me voir et me dit : «Bonjour, voilà, je vous aime bien... », je sens tout de suite si c’est quelqu’un qui m’aime bien ou si c’est quelqu’un qui ne m’aime pas... Je suis terriblement réceptive, un petit peu sorcière, je vois bien à travers les gens, je vois bien à peu près ce qu’ils veulent... Donc, j'accepte ou je refuse. De toute manière, ce n'est pas moi qui suis intéressante, c'est mon travail.


Vous recevez beaucoup de personnes après les concerts.

Je reçois tout le monde, tous ceux qui veulent me voir.


Vous vous êtes imposé ça ?

Non, pas du tout, je ne me serais jamais imposé une chose pareille. Je le fais par élan. Simplement, je trouve que ces gens qui sont venus partager ma vie pendant une heure et demie ou deux heures sont précieux pour moi. Ils viennent me dire merci, mais moi aussi je leur dis merci.... Et ça les étonne.


À la fin de la guerre, à Saint-Germain-des-Prés, quel était précisément votre état d’esprit ? Est-ce que vous sentiez qu'un nouveau monde surgissait, qu'une nouvelle génération apparaissait ?

Après la guerre, je me suis inscrite aux Jeunesses Communistes et je vendais l’Humanité. Tout cela était très clair dans ma tête. Je voyais des gens qui étaient de grands communistes, je ne voyais que des gens de gauche. Il m’est arrivé de me battre, physiquement, avec des gens de droite. J’ai fait le coup de poing dans la rue, parce que j’étais très violente et très silencieuse... J’étais un animal sauvage, un animal blessé. Il y avait des choses que je ne supportais pas. Je ne les supporte toujours pas, mais étant donné que je suis une personne très connue, tout le monde connaît mon visage... Ce matin, je me promenais dans Paris et je me suis faite arrêter vingt-cinq fois par des gens qui viennent me parler. J’ai l’impression que j’ai été entendue et que j’ai fait entendre tous ceux que j’aimais. C’est important pour moi. On me dit : « Vous avez réussi...! » Réussi quoi ?


Vous avez commencé très fort avec de grands écrivains et poètes contemporains : Sartre, Prévert, Queneau... Ça n’est pas donné à tout le monde de commencer directement à ce niveau...

Je ne sais pas comment font les autres. Pour moi, ça s’est passé comme ça et ça se passe encore comme ça... Et ça se passera toujours comme ça ou ça ne se passera pas. Je chante qui j’aime, ce que j’aime, ce que je veux défendre, ce que je veux dénoncer... Gérard Meys me disait il y a quelque temps : « On ne trouve plus de chansons... » Mais je passe mon temps à chercher. Je voudrais trouver, mais c’est extrêmement difficile. Ce que je veux, dans une chanson, c’est tout d’abord les mots.


D’abord les mots ou les idées ?

Ce sont forcément les mots. La mélodie apporte le succès. Elle est indissociable de la parole et de l’idée. C’est le plus beau des véhicules pour la poésie. Mais ce qui me touche d'abord, ce qui me prend, ce sont les mots.


Est-ce que vous sollicitez vos auteurs en leur demandant des chansons sur un thème donné ? Votre dernier disque, « Un jour d'été et quelques nuits... », contient des textes qui vous touchent tout particulièrement, comme, par exemple, C'était un train de nuit. Jean-Claude Carrière l’a écrite pour vous ?

Je ne suis pas du genre qui passe commande. D’abord, parce que je suis timide, contrairement à ce que l’on peut croire, et pleine d'admiration et de respect. J’ai toujours beaucoup parlé avec les auteurs, et ils en ont déduit ce qu’ils ont voulu.


Vous n’avez jamais caché avoir été de gauche. Est-ce que cela vous a occasionné des ennuis avant les années 80. Vous avez été interdite de radio, je crois.

J’ai toujours eu d'énormes difficultés et j’en aurai toujours. C’est normal. J’en avais même concernant mes contrats et la possibilité de m’exprimer. Je n’ai jamais été vraiment interdite, mais je sais qu’à la Radio Française, dans les réunions au sommet, on disait : « Gréco ? Oui, vous pouvez passer Gréco, mais vous pouvez éviter aussi... » C’est une sorte de fascisme sous-jacent.


C’est pour cette raison que vous avez enregistré Maréchal... nous revoilà ! ?

Non, j’ai chanté Maréchal... nous revoilà parce que j’en sentais le besoin et parce que je trouve que c’est une chanson magnifique !


Elle n’est pas beaucoup passée à la radio !

Pierre Bouteiller l’a passée, deux fois... Parce que Pierre Bouteiller n’a pas du tout froid aux yeux. Pierre est un ami très cher, un être que j’aime profondément, que j’admire beaucoup. C’est un homme fin, intelligent, cultivé, charmant... Et il a le courage de ses opinions.


On peut remarquer que vous avez toujours eu un caractère assez affirmé. Et vous dites vous-même que vous dites plus facilement non que oui.

Maman m’a dit : « Le premier mot que tu as dit, c’était non ! » Et c’est vrai que je dis souvent non.


Ça vous a peut-être desservi. Vous ne l’avez jamais regretté ?

Non !


Au début des années 60, à l’arrivée des yéyés, la chanson française a provisoirement été occultée. Vous n’avez jamais été tentée de suivre cette mode en utilisant des guitares électriques, ou en ayant un rythme plus soutenu, par exemple ?

Non, pas du tout. « Je suis comme je suis »... Comme dit le poète dans une chanson écrite pour l’admirable Arletty. C’est lui qui m’a demandé de la chanter. J’étais inquiète, je ne voulais pas, parce que j’avais une admiration folle pour Arletty, mais Kosma et Prévert ont insisté et j’ai fini par dire oui...

Je fais comme je sens, je fais ce que je crois devoir faire, je sers qui je crois devoir servir. Je choisis qui j’aime, qui me trouble ou me bouleverse, ou qui me fait rire... Pourquoi est-ce que je changerais ? Il est trop tard. Il a toujours été trop tard pour moi... Je suis incapable de faire un effort pour être « dans le coup ». J’avais trente ans d’avance... Maintenant je suis à l’heure !... Sinon que je suis encore bien plus insolente que bien des gens qui pensent l’être...


À la Libération, vous avez baigné dans le jazz, vous avez connu Miles Davis, et pourtant c’est une couleur musicale qui n’apparaît pas dans vos disques.

Moi, je fais ce que je sais faire... Je laisse à un génie comme Miles Davis le privilège de son génie. Je suis auditeur, je suis heureuse et comblée mais je ne sais pas faire ça. Pourquoi faire mal quelque chose que les autres font comme du sang qui coule, comme du miel, comme la vie ? Il y a des gens qui sont faits pour faire certaines choses et d’autres pour en faire d’autres. Moi, je ne suis pas une rockeuse musicale — je suis peut-être une rockeuse dans la vie... Comme disent les jeunes : « C’est bizarre, elle est vachement rock... Elle a la rock and roll attitude. » Je ne sais pas du tout ce qu’est la « rock and roll attitude », parce que je ne me suis pas penchée sur ce problème, mais je pense que ça doit être l’insolence et une espèce de force... L’âge ne fait rien à l’affaire. J’ai une force que je ne contrôle pas du tout et je fais des choses très difficiles. Le tour de chant que je fais est très dur. Physiquement très, très dur. J’ai beau roucouler à l’intérieur de ma robe de temps en temps, il y a quand même là-dedans un méchant feu !


Il y a aussi la gestuelle, le jeu de mains très expressif. Comme vous dites, vous faites de la « danse immobile ». Mais je crois qu’à vos débuts, vous ne bougiez pas...

Non, pas du tout. J’étais paralysée par la peur. Ce n’est que petit à petit que j’ai retrouvé l’usage de mes membres supérieurs... Dans les premières soirées à la Rose Rouge, j’avais les bras derrière le dos. La toute première soirée au Bœuf sur le toit, non, je bougeais un peu parce que j’étais complètement inconsciente. J’étais venue chanter comme je chante dans ma salle de bains. Et tout d’un coup, j’ai pris conscience de cette chose terrible qu’est le public et de cette chose terrible qu’est la responsabilité d’ouvrir la bouche et de chanter. J’ai fait mes débuts avec Jean Wiener, on ne peut pas dire que ce soit de la merde... C’est un pur esprit musical et un homme bouleversant. J’ai fait mes premiers pas la main dans la main de gens qui m’ont soutenue d’une manière magique. J’ai appris avec des maîtres généreux et attentifs... et aimants.


En fait, vous dites que vous avez eu beaucoup de chance. C’est quelque chose que vous dites souvent, mais ne pensez-vous pas que vous avez aussi contribué à faire connaître des gens ? Vous avez donné leur chance à Gainsbourg et à Brel... Ce n’est pas de la « merde », non plus !

Oui, mais j’ai un désir fou de servir des gens... Il y en a d’autres qui sont déjà en place et tout a fait talentueux, mais je n’ai pas envie de les chanter. Brel m’a bouleversée, Gainsbourg m’a bouleversée, Brassens aussi, Ferré et beaucoup d’autres. Sartre, aussi, m’a bouleversée parce que c’était quand même bizarre de voir Sartre écrire des petites chansons. Récemment, Robert Hossein m’a appelée pour me demander si je ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’il mette La rue des Blancs-Manteaux dans la pièce Huis clos qu’il est en train de remonter. Sartre avait écrit cette chanson pour Huis clos. Et ensuite, il a écrit d’autres choses pour moi.


Il y a deux chansons qui ont été perdues...

La perle de Passy et Ne faite pas suer le marin. Je pense que c’est Pierre Philippe, le pianiste des Frères Jacques qui a gardé les textes. Il est mort maintenant, je crois...


Perdues, c’est-à-dire ?

Il les a gardées. Ce n'était pas l'époque des photocopies et Sartre n'écrivait pas sur du papier carbone...


À propos de la scène, vous auriez dit : « Si on me coupait les mains, je ne pourrais plus chanter. »

Je n’ai jamais dit ça ! L’idée même qu’on puisse me couper les mains me rend folle ! Je n’ai jamais pu dire une chose pareille, ça me fait mal rien qu’à cette idée... Mais il est vrai que sans le geste, la communication est plus difficile. Je fais un spectacle de danse, un spectacle de séduction, donc le corps bouge, on le devine bouger sous la robe. La seule chose que l’on voit c’est une face lunaire et des mains qui bougent, qui soulignent les mots ou qui les précèdent. C’est un peu de mime, beaucoup de danse et beaucoup d’inattendus parce que ça change souvent.


Comment préparez-vous un tour de chant ?

Assise dans un coin. J’écoute la musique ou je la travaille avec Gérard Jouannest. Une fois que je la connais, je disparais. Et puis je marche... Quand j’apprends, je fais des kilomètres dans une chambre. Quand je cherche à retrouver ma première impression, je suis dans un petit coin. C'est la seule valable... C’est une solitude dont j’ai besoin. Mon travail, c’est de retrouver la vérité. La première émotion, la première vision des choses, le premier choc, ce sont les bons. La première, la toute première fois.


Vous allez aussi à l'inverse de ce qui se fait souvent aujourd'hui : on entre en studio sans rien. Souvent, on n'a quasiment pas idée du disque que l'on va faire... Pour vous, l'enregistrement d'un disque, ça se passe en peu de temps...

Pour le dernier, ça a duré en tout une huitaine de jours, une petite semaine. Moi, j'arrive prête. Je travaille avec des gens qui écrivent les musiques, qui ont les partitions, donc je me dois d'arriver avec ma partition sue. C'est la moindre des choses. Et puis, c'est comme ça que je travaille, que j'ai appris à travailler. Il est certain que, pour une certaine forme de musique, c'est très bien de passer des nuits entières et de vivre ensemble pendant un moment. Mais cette vie-là, moi, je la vis toute seule pendant un mois, deux ou trois, avant l'enregistrement. Quand j’arrive au studio, la chanson a déjà vécu, elle est déjà dans mon corps, elle circule partout. Je l'ai faite mienne... Je ne sais pas si je supporterais cet enfermement en studio. L'enfermement, pour moi, c'est cette solitude dont j'ai besoin. J’ai besoin de tout savoir sur ce que je dis, de tout comprendre.


Ces dernières années, vous vous êtes un peu spécialisée dans les enregistrements de textes d’un même auteur...

Non, ça s’est trouvé comme ça. J’ai rencontré Roda-Gil et lui ai demandé de m’écrire une chanson. Il m’a dit « oui, oui, oui »... et il a fait le disque ! Et Carrière, pareil.


Il y a eu Fanon aussi...

Fanon, c’est tellement beau. Je ne chante plus L’embellie en ce moment, parce que j'ai des choses de « couleur » équivalente, mais je vais la reprendre... Ce n’est pas possible de ne pas chanter L’embellie, c'est une chanson magnifique.


Et Mon fils chante ?

Celle-là, toujours ! J’ai besoin de chanter cette chanson, elle est magnifique. Elle a été très bien traduite en italien par Calabrese, un excellent écrivain italien. J'ai aussi enregistré Mon fils chante en allemand. Et quelques autres.


Vous avez enregistré un duo avec Eddie Constantine, mais on n’a pas l’impression que ce soit un véritable épanouissement pour vous...

Je n’aime pas ça du tout ! Je n’ai pas l’habitude de chanter en duo, j’ai toujours peur de gêner l’autre parce que j’en fais toujours à ma tête... Je ne suis pas bonne pour les duos, je suis toujours trop toute seule depuis trop longtemps...


Il existe aussi, à la télévision, un duo avec Julio Iglesias...

Oui, chez les Carpentier, Les Feuilles mortes. C'est quelque chose, celui-là ! Les Carpentier faisaient un remarquable boulot. J'ai fait pas mal d'émissions avec eux.


Iglesias a un jeu de scène très particulier, un jeu de mains...

Oui, il doit avoir mal à l’estomac et se met la main sur la poitrine comme Napoléon...


Il semble qu’il en ait gardé un bon souvenir...

C’est un homme tout à fait charmant... À vrai dire, je ne me rappelle pas très bien comment on avait réussi à faire ces Feuilles mortes à deux. En revanche, je me rappelle qu’il rendait folles toutes les demoiselles. Il avait fait porter un bouquet dans chacune des loges des femmes avec lesquelles il travaillait, ainsi qu’aux habilleuses, aux coiffeuses, aux maquilleuses... Elles étaient comme des bêtes ! On se serait cru dans un couloir plein d’oiseaux voletant dans un état tertiaire... C'était drôle comme tout.


Vous êtes toujours à la tête d’un mouvement, SOS Saint-Germain-des-Prés. Vous pouvez nous en parler ? Qu’est-ce que vous craignez ?

La ville de Paris a vendu beaucoup de choses dont cette mythique librairie du Divan qui est un endroit magnifique. On a mis à la place une maison de couture, pour laquelle j’ai beaucoup de respect, parce que j’aimais beaucoup monsieur Dior, mais ce n'était pas sa place... Saint-Germain-des-Prés est un village, ce n’est pas un quartier de luxe. D’ailleurs, les commerces de luxe souffrent beaucoup, ça ne marche pas très bien, et c'est normal parce que ce n'est pas un lieu pour ça. Saint-Germain est un endroit où il y des restaurants, des cafés, l’église, les promenades, le petit square... Autrefois, il y avait les vieilles dames convenables qui, si elles avaient eu de la salive, m’auraient craché dessus. Il y avait des gens comme moi, comme Gabriel Pommerand, c’était envahi de peintres et de poètes, de gens qui avaient des choses à dire. Tout le monde avait sa place, c’était un endroit convivial et riche. Très riche. Et plein de gens qui avaient quelque chose à dire et qui mouraient d'envie de dire des choses.

Et tout d’un coup on s’est mis à vendre... des objets, des machins, des fripes. C’est devenu une galerie commerciale. Je ne suis pas contre le commerce de luxe, j’aime beaucoup, même... mais ce n’est pas un quartier pour ça. L’avenue Montaigne et la rue du Faubourg Saint-Honoré sont parfaites, c’est là que ça doit être. Il y a des quartiers pour certaines choses. Chez nous, dans notre village, on se promène ; là-bas on achète. Là, on assiste à une grande volonté de commercialisation et de transformation... Maintenant, toutes les petites boutiques ont disparu, il n’y a plus d’épiceries, plus de boulangers, ça rend la vie très difficile.


Vous ne pensez pas que c’est un réflexe automatique ? Quand le Drugstore s’est installé, tout le monde a hurlé mais quand il a cédé sa place à Armani, ça a été la même chose.

On s’y était fait, au Drugstore. Et puis, on pouvait y aller la nuit, acheter des journaux et des bouquins. Quelque chose avait été préservée.


Vous souscrivez à la chanson de Souchon, Rive Gauche à Paris ?

J’aime beaucoup ce que fait Souchon. Il a un potentiel poétique, il a une attitude poétique, un physique de poète. De plus en plus, il a l'air d'un enfant égaré. Il a beaucoup de talent.


Il parle beaucoup de l’âge d’or de Saint-Germain-des-Prés. C’est curieux que la nostalgie soit présente chez lui ou chez d’autres qui ne n’ont pas connu Saint-Germain-des-Prés, alors qu’elle n’a jamais été présente chez vous.

Elle ne peut pas être présente chez moi puisque cette époque, je l’ai vécue. De toute façon, je n’ai pas une nature nostalgique.


Mais vous comprenez que des gens qui n’ont pas vécu cette époque se disent : « Ah, c’était formidable, ces nuits à Saint-Germain... » ?

Je le comprends... ou plutôt je l’accepte, parce que je ne comprends pas vraiment qu’on puisse être nostalgique d’une chose qu'on n'a pas vécue.


Vous aviez conscience de vivre un moment assez exceptionnel dans ces années-là ?

J’avais surtout conscience de vivre une vie exceptionnelle, une vie rêvée... Et c’était vrai, je vivais une chose exceptionnellement riche et belle... et pécuniairement très difficile. Mais avec une chaleur humaine fantastique, des amis forts, et des gens géniaux ! Pouvoir passer des heures avec Boris Vian, pouvoir aller déjeuner ou dîner avec Sartre, et l'écouter parler, être aimée de Raymond Queneau et recevoir des lettres de lui comme celles que j’ai reçues, ce n’est pas imaginable... Et tout ce que je n’aurais jamais imaginé dans ma vie m’est arrivé. À cela les gens me disent : « Mais quand même, vous y êtes peut-être pour quelque chose ! » Je me demande pourquoi. Physiquement, je n’étais quand même pas une fusée ! Il paraît que j’étais belle, mais je n’ai jamais vraiment trouvé. Les gens disent que je suis intelligente, je me trouve plutôt sotte. Rigolote mais sotte ! Les gens disaient que j’avais du talent... Ça, c’est possible que je sois une bonne interprète. Ça, je le crois volontiers.


Donc, vous êtes sotte, vous êtes moche mais vous avez de bons choix de chanson... C’est très cohérent ! Vous êtes moche mais vous faites craquer tous les hommes !

C’est une chose qui m’a bien surprise toute ma vie. Au départ, je ne comprenais pas bien ce qui les faisait fondre...


Vous avez dit avoir été célèbre avant de chanter. C'est difficilement imaginable aujourd'hui...

J’étais un personnage physique très étrange. J’étais habillée comme un lévite. J’avais un copain dont le grand père avait une usine de vêtements de travail. Pas follement chicos mais pratiques. De temps en temps, il piquait un truc à son grand-père et me l'apportait. De ce fait, j’avais des pantalons trop longs pour moi et que je roulais, parce que l’idée de couper le bas et de faire un ourlet ne me serait pas venue à l’esprit. Je roulais aussi les manches des vestes. C’était des vêtements d’homme. Après la guerre, je sortais de prison, j’étais dans une pension de famille. Comme je n’avais rien à me mettre, les garçons me donnaient leurs vieux vêtements. Si bien que lorsque je m’asseyais, on entendait parfois un « crac »... tellement c’était usé ! Mais moi, je me trouvais très élégante.


Vous avez même lancé une mode...

Oui, je me souviens d’un été sur la Côte d’Azur où toutes les petites filles et les femmes de milliardaires avaient une frange, des cheveux longs et des vêtements noirs. Je leur pouffais à la gueule ! J’étais très insolente, mais il y avait de quoi !


Vous avez été à plusieurs reprises au Chili. Avant et pendant Pinochet...

J’ai chanté devant un parterre de militaires. Pas des troufions, des officiers supérieurs — il y avait aussi probablement des gens du gouvernement — et leurs femmes. C’est très curieux de voir comme les femmes d’extrême droite se ressemblent... Ce n’est pas Hermès, mais c’est une sous-marque. Ce n’est pas Cartier, mais ça a la même forme... Blondes, si c’est possible, sinon on le devient, couvertes de bijoux. Il y a un côté beauf. Les mecs, bien entendu avec des décorations pendantes, chic et bien... Avec Gérard Jouannest, on en a un peu parlé avant d’entrer en scène, et j’ai chanté ce que j’avais envie de chanter, c’est-à-dire Les cimetières militaires ou des trucs comme ça. Si j’avais eu Mon fils chante à ce moment-là, je l’aurais chanté avec une ivresse totale.


Ils comprenaient les paroles ?

Bien sûr, dans tous ces pays-là, au Chili, en Argentine, on parlait le français.


On ne vous a pas mise en garde ?

Si, bien sûr. Je suis rentrée sous un tonnerre d’applaudissements et je suis sortie dans un silence de mort... Pas un mot, rien. Je mourais de trouille, mais en sortant j’étais ravie.


Vous avez pu faire votre tour de chant en entier ?

J’ai tout fait ! Le lendemain, on nous a supprimé nos passeports et on nous a ramenés à l’aéroport avec une escorte militaire. À l’époque d’Allende, au moment où ça allait très très mal, j’y étais à nouveau. J’avais ma photo au dessus des kiosques à journaux et en travers des rues, comme des petits drapeaux, des petites Gréco qui volaient au vent. C’était émouvant... C’était aussi un moment très, très difficile, on est partis juste avant l’assassinat d'Allende.


Est-ce que vous avez pris des cours de chant à vos débuts ?

Non, jamais, mais j’ai beaucoup travaillé. Le travail donne une sécurité. J’avais pris des cours de théâtre donc je savais respirer. Et j’avais ce qu’on appelle une voix naturelle.


Votre premier 78 tours est sorti chez Columbia. Comment en êtes vous arrivée à enregistrer chez Columbia, avant d’arriver chez Philips.

Je ne me rappelle pas qui m’a fait faire ce disque chez Columbia... Ensuite, c’est Canetti qui m’a faite rentrer chez Philips.


À propos de Belphégor, il y a un remake qui se prépare en ce moment...

Je fais une petite apparition muette dans la nouvelle version avec Sophie Marceau, un petit échange de regard, comme ça... Je suis contente que ça se fasse, c'était bien que ça continue. Il y a des gens qui ne sont pas contents, notamment un qui a mis un message sur Internet. Il est furieux ! Les gens sont forcément attachés à une image, mais je pense que les jeunes vont adorer ça... Belphégor vole, c’est un fantôme formidable.


On dit qu'en 1965, lorsque Belphégor passait à la télévision, les gens restaient «scotchés » à leur poste...

Ça a vidé les théâtres quatre semaine de suite ! Il y avait une distribution extraordinaire. Le rôle de madame Sylvie était formidable.


Vous avez dit dans France-Soir, il y a quelque temps : « Aujourd’hui, les jeunes sont devenus une race, c’est grave. »

Tout à fait. C’est extrêmement grave. Il y a maintenant « les jeunes », comme on parle des noirs ou des blancs. C’est devenu une race, que l’on exploite volontiers. Ils sont tous habillés pareil ils mangent et boivent les mêmes choses, ils ont les mêmes chaussures, les mêmes casquettes. C’est une race asservie au Grand Capital, ce qu’ils ne savent pas.


Ils ont le sentiment au contraire d’être libres...

Oui, c’est le tour de force du capitalisme et de la publicité. C’est un marché formidable, la jeunesse...


À votre époque, ce n’était pas le cas...

Ah non, on nous envoyait faire foutre comme qui rigole ! On n'avait droit à rien. Nous, on était habillés correctement, on ne parlait pas à table, on disait merci et bonjour. J’allais à l’école Sainte-Marie de Passy avec ma jupe plissée, en uniforme. Les enfants qui allaient au lycée avait un tablier. Je me souviens avoir porté un tablier en satinette noire avec une ceinture en vernis rouge que j’affectionnais spécialement...


Il y a quand même des jeunes qui passent au travers de cette exploitation...

Oui, heureusement, il y en aura toujours, mais ce n’est pas la majorité. Moi, j’appelle ça du proxénétisme, c'est effrayant. On les exploite physiquement et mentalement, exactement comme les maquereaux exploitent les prostituées.


Dans la musique aussi, avec la techno ?

Moi, la techno, ça me fait mal au corps. Je ne suis pas juge du tout parce que ça me fait vraiment mal. Et ce n'est pas une image.


On ne risque pas de vous voir sur un char, un jour de « rave party » ?

Non, mais en revanche, il y a bien des années, quand l’homosexualité a commencé à vouloir s’exprimer, j’ai défilé avec les homosexuels. On m’a regardée une fois de plus comme une femme perdue... Ce qui n’est pas vrai du tout !


Comment expliquez-vous que dans vos concerts, où il n'y a pas que des têtes blanches, on rencontre beaucoup de jeunes et aussi beaucoup d’homosexuels ?

Je ne l’explique pas. Je pense que la sensibilité homosexuelle est sans doute proche de ce que je dis, proche de la mienne. Barbara et Dalida aussi attiraient ce genre de public. Dalida attirait un type particulier d’homosexuels qui étaient des gens d’un certain milieu, et pour Barbara et moi d’un autre. Mais c'est vrai qu'il y a une très grosse proportion d’homosexuels dans tous les spectacles. Ce sont des gens qui sont peut-être plus curieux, plus sensibles, plus amoureux du spectacle. Il faut un certain raffinement.


Vous n'avez jamais cherché à avoir cette « clientèle », alors que les homosexuels sont, eux aussi, devenus une cible de marketing. Beaucoup de chanteuses utilisent ce créneau pour s’attacher un public. Je pense, par exemple, à Mylène Farmer. Elle a repris Déshabillez-moi.

Oui, mais elle n’est pas assez salope... Tant qu'à faire, pour chanter Déshabillez-moi, il faut être plus salope que moi ! Je n’utilise pas ce mot dans le sens vulgaire, c’est un beau mot. Quand autrefois on disait « c’est une belle salope », ça voulait dire que c’était une belle femme.


Sans vous offenser, être plus salope que vous, à ce moment là, c’est dur.

Je trouve aussi... Donc il fallait faire mieux. Et je ne trouve pas qu’elle fasse mieux, parce qu’elle en fait plus, et ce n’est pas nécessaire. Il suffit d’un craquement dans la voix, de quelques brisures, de quelques soupirs retenus... Ce n’est pas difficile... pour moi, en tout cas, parce que c’est dans ma nature.


Sans transition : vous allez très souvent au Japon ?

Tous les deux ans, depuis 40 ans.


Il y a un café qui porte votre nom, là-bas, je crois.

Il y avait un café et une rue qui portaient mon nom, paraît-il, mais je ne sais plus si c'est toujours le cas.


Comment expliquez-vous l’intérêt du public japonais pour la chanson française ?

Il y a de très grands spécialistes japonais de la chanson française... Ils ont un grand amour pour la culture française en général. Mais actuellement, ils ont une désaffection totale pour la chanson française. Ça va très très mal... Nous étions deux à y aller, Barbara et moi.


Et Cora Vaucaire aussi.

Cora y est allé très souvent, mais elle passait dans des théâtres plus petits, plus confidentiels. À une certaine époque, il y a eu Mireille Mathieu, Sylvie Vartan... Et puis des hommes, mais pour eux, ça va toujours, mieux que pour les femmes. Je ne sais pas pourquoi...


Il est de bon ton actuellement de chanter du Pascal Obispo. Est-ce qu’on pourrait avoir un jour la chance ou la malchance d’entendre Juliette Gréco chanter Pascal Obispo ?

Ça ne m’est pas venu à l’esprit... Mais je ne sais pas : si monsieur Obispo m’écrit quelque chose de beau, je veux bien. Ce n’est pas la signature qui m’intéresse, c’est le contenu.


Avant c’était Goldman, ou Barbelivien...

Oui, mais je n’ai jamais rien chanté de Goldman ou de Barbelivien ni d’Obispo... je ne sais pas pourquoi.


Pour les éditions Atlas, vous avez chanté quelques chansons qui n’étaient pas de votre répertoire : notamment Message personnel de Françoise Hardy et L’encre de tes yeux de Cabrel.

Oui, j'ai bien aimé chanter L'encre de tes yeux.


Vous avez écrit cinq chansons et je crois qu’il vous est arrivé d’en écrire des nouvelles.

Je n’ai pas le temps pour l’instant. J’en ai écrit une que j’aime bien, mais ma fille me l’a piquée pour en faire un scénario.


C’est Marie Cerise ?

Oui. Ça ferait un petit film d’horreur très joli, je trouve.


D’après le nom, on aurait pensé à autre chose.

Il faut se méfier de moi !


Une dernière question : pourquoi avez-vous refusé de chanter L’esclave de Serge Lama ?

C’est quoi ?


C’est une chanson qu’il aurait écrite pour vous et lorsqu’il vous l’a présentée, vous lui auriez dit : « Vous la chantez très bien, vous n’avez qu’à l’interpréter vous-même. »

Il ne me l'a jamais proposée, je m'en souviendrais... La réalité de cette réponse appartient à Brel. Décidément, Lama aime bien Brel... Quand Brel est venu me voir en 1954, il était inconnu et le peu de gens qui le connaissaient le trouvait moche. Il est venu à la maison et il m’a chanté plein de choses dont Ça va (Le diable). Je suis restée scotchée contre le piano. Je lui ai dit : « Écoutez, vous chantez très très bien ça vous-même. Je suis un peu connue et vous pas du tout, donc je vais prendre la plus difficile, celle que vous ne chanterez pas facilement, et je vais essayer de la défendre. » Et j’ai pris Ça va (Le diable). Voilà. Ça fait plusieurs fois qu'entre Lama et Brel, il y a des interférences...


Propos recueillis par

Raoul Bellaïche, Jean-Philippe Card et Colette Fillon



Interview parue dans JE CHANTE n° 27, toujours disponible. Dans ce même numéro une longue biographie et sa discographie complète.

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