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J'entends siffler le train


« C'était une vieille chanson du folklore américain que je sifflotais depuis l'âge de cinq ans, rappelle Richard Anthony dans son autobiographie Il faut croire aux étoiles..., parue en 1994 aux éditions Michel Lafon. Voilà longtemps déjà que je me promettais de chanter cette rengaine du Far West. Mais comment adapter Five hundred miles en français ? Com­ment traduire les paroles anglaises...

”If you missed the train I'm on

You will know that I am gone

You can hear the whistle blow a hundred miles

A hundred miles, a hundred miles

A hundred miles, a hundred miles

You can hear the whistle blow a hundred miles...“

J'ai demandé à Jacques Plante, auteur du fameux Tu m'étais destinée, de me faire des paroles. Je savais que c'était un merveilleux poète et je lui faisais confiance, mais je n'oublierai jamais le jour mémorable où il m'a appelé de Paris. J'étais dans ma maison du vieux Gri­maud, sur la terrasse. Le soleil brillait. Jacques Plante m'annonça : “Ça y est, Richard, je vous ai fait un texte merveil­leux...“ Et il se mit à chanter... avec son beau timbre d'opéra ! Des trémolos dans la voix, il me barytonna dans l'appa­reil :

J'ai pensé qu'il valait mieux

Nous quitter sans un adieu

Je n'aurais pas eu le cœur de te revoir

Mais j'entends siffler le train...

 

7 octobre 1965 : Richard ANTHONY chante en direct "J'entends siffler le train",

accompagné par l'orchestre de Raymond Lefèvre

 

Moi qui en étais resté au côté folky américain, j'étais mort de rire ! Littéralement plié en quatre, tentant déses­pérément de retenir ma bruyante hilarité, je me contor­sionnais tant que je finis par m'enrouler dans le fil du téléphone... Voilà une chanson moderne, me disais-je, et il en a fait une opérette ! On a quand même décidé de tenter le coup en studio... Et dès que ma voix est sortie des baffles, on s'est rendu compte que les mots sonnaient merveilleusement bien et que ce n'était pas ridicule du tout. »

La chanson est enregistrée le 22 mai 1962. Christian Chevallier dirige les musiciens, les Angels assurent les chœurs.

« Très vite, en studio, j'ai compris que je tenais quelque chose de formidable, écrit encore Richard Anthony. J'observais les techniciens, un test absolu : ils savent tout, ils ont tout entendu, ils sont blasés depuis si longtemps... Alors, quand j'ai vu les preneurs de son en arrêt, bouche ouverte, surpris, émus, j'ai su que j'avais réussi mon coup. »

Le disque enregistré, reste à en déterminer la date de sortie. Une partie pas gagnée d'avance pour l'interprète. « Pour moi, il paraissait évident que le Train était un disque d'été, mais le président de Pathé, un Anglais imbu de sa personne, prétentieux et absolument ignare en musique, s'obstinait à vouloir attendre la rentrée pour le commercialiser. Il s'accrochait à une ancienne politique qui consistait à ne pas lancer de disques au moment des vacances. [...] J'avais vingt-quatre ans, mais déjà une belle assurance et je ne me suis pas laissé impressionner :

– Écoutez, d'abord vous ne connaissez rien à la musique ! C'est vrai, les gens n'achètent pas de disques l'été, mais aujourd'hui les jeunes dansent sur des chan­sons pendant les vacances, et quand ils rentrent chez eux, c'est un souvenir extraordinaire, alors ils se jettent sur le disque à la rentrée... »

Devant l'insistance de Richard Anthony qui menace de quitter la maison de disques, Pathé se résout à sortir le 45 tours pour l'été... Et c'est le jackpot ! J'entends siffler le train s'impose rapidement comme le tube de l'été, l'un des premiers slows français des années 60.

« Sur le plan personnel, précise Richard Anthony, le Train faisait ma fortune et celle de ceux qui avaient eu confiance en moi. N'ou­blions pas que l'artiste ne touche que dix pour cent de ce qu'il rapporte. J'ai quand même acheté deux propriétés : un prieuré à Lévis Saint-Nom dans la région parisienne avec quatre hectares et demi de terrain et, à la fin de l'année, j'ai commencé à construire ma maison de Gassin près de Saint-Tropez. »

* *

*

Hedy West

À l'origine de J'entends siffler le train, il y a Five hundred miles, une ballade dont le premier copyright est détenu par Atzal Music en 1961. Également connue sous le titre 500 Miles away from home ou encore Railroader's Lament, la chanson est créditée Hedy West pour les paroles et la musique. Chanteuse apparue à la fin des années 50 sur la scène folk de Greenwich Village à New York et auteur-compositeur, Hedwig Grace West (1938-2005) a également enregistré 500 Miles dans une version plus « roots » et avec des couplets supplémentaires. Selon Wikipédia, elle lui aurait été inspirée par une mélodie que lui chantait son oncle en Géorgie... Pour A. L. Llyod, chanteur et collecteur de chansons folkloriques anglais, Hedy West « est de loin la meilleure des chanteuses américaines du renouveau folk ».

Aux États-Unis, la première version connue de 500 Miles est celle enregistrée par The Journeymen – trio où débuta Scott McKenzie, le créateur de San Francisco en 1967 – sur leur premier album Capitol sorti en 1961. Quelques mois plus tard, c'est un autre trio, très en vogue depuis le « folk revival » et leur tube Tom Dooley en 1958, qui s'en empare : en février 1962, la chanson figure sur l'album live « College Concert » du Kingston Trio (Capitol). Au mois de mai 1962, Peter, Paul and Mary – encore un trio ! – enregistrent aussi 500 Miles sur leur premier 33 tours (Warner Bros.).

Dans Inside Llewyn Davis, le film des frères Coen sorti en 2013, qui retrace l'histoire d'un chanteur folk pur et dur, les comédiens Justin Timberlake, Carey Mulligan et Stark Sands incarnent, de manière très émouvante, le trio Peter, Paul and Mary interprétant 500 Miles dans une « boîte » de Greenwich Village...

Extrait du film Inside Llewyn Davis

 

D'autres interprètes mettront la chanson à leur répertoire : le quatuor américain folk The Brothers Four (Columbia, 1963), le chanteur américain Bobby Bare (avec d'autres paroles signées Bobby Bare et Charles Williams, RCA, 1963), Hedy West (Vanguard, 1963), le duo anglais Peter and Gordon (Columbia, 1964), Sonny and Cher (album « Look at us », Atco, 1965)...

Un « mystère » demeure lorsque l'on examine les pochettes de la version française de 500 Miles. Les premières éditions du 45 tours (ESRF 1358) et du 33 tours (FPX 220) de Richard Anthony, sortis en 1962 chez Columbia-Pathé Marconi créditent Jacques Plante comme auteur-compositeur de J'entends siffler le train. Aucune mention n'est faite de la version originale. Il n'est pas question de l'auteur Hedy West, ni d'un éventuel « traditionnel » ou « d'après folklore ».

Sur le 45 tours d'Hugues Aufray (70 462), sorti chez Barclay également en juillet 1962, J'entends siffler le train est créditée « Jacques Plante - H. Jeffries ». Qui est ce Harold Jeffries ? Un pseudo de Hedy West ? Un nom inventé par Jacques Plante ? Au catalogue de la SACEM, la chanson est aujourd'hui créditée Hedy West (auteur-compositeur), Jacques Plante (adaptateur).

Le 8 juin 1962, accompagné par son Skiffle Group et sous la direction musicale de Jean-Pierre Sabard, Hugues Aufray enregistre J'entends siffler le train. Sa version ne marchera pas, peut-être parce qu'un peu « fruste » (il la réenregistrera, en duo avec Françoise Hardy, sur l'album « Troubadour since 1948 », paru en 2011). Elle sera largement éclipsée par celle de Richard Anthony, qui en vendra près de trois millions d'exemplaires (sur la durée et toutes versions confondues). La voix de l'interprète – excellent chanteur – se marie parfaitement à l'arrangement plus jazzy que folk de Christian Chevallier à base d'orgue et de guitare. Les paroles feront le reste : « J'ai pensé qu'il valait mieux / Nous quitter sans un adieu... » Deux vers qui installent tout de suite le climat de la chanson, un climat mélancolique alourdi par la situation politique du moment car, en cette année 1962, pour beaucoup de jeunes gens et leur famille, le train évoque davantage le départ pour l'Algérie que la promesse de vacances au soleil...

Richard Anthony enregistrera aussi J'entends siffler le train en italien (Il treno va, dans une adaptation signée Gian Carlo Testoni et Daniele Pace), en allemand (Dein Zug fährt durch die Nacht, adaptation de Ernst Bader). En 1964, il gravera aussi 500 Miles en v. o. sur le play-back de la version française.

En 1963, la chanson est également reprise par Los Machucambos (Decca) sous le titre El silbido de es tren, une adaptation espagnole signée Rafael Gayoso-Zuber, le fondateur du groupe (décédé le 25 décembre 2015). Entre 1962 et 1963, J'entends siffler le train sera enregistrée par quelques interprètes mineurs – Charles Level (Saphir), Les Scarlet (Panorama), Jean Patart (Pathé) – et par des orchestres et accordéonnistes. On l'entendra à nouveau dans les années 80 : Guy Criaki, Gilles Janeyrand et Xavier Anthony (le fils de) enregistrent chacun leurs versions de J'entends siffler le train.

En 2011, les aficionados de « l'homme à la tête de chou » découvrent une perle inédite : Serge Gainsbourg interprétant J'entends siffler le train sur le playback de la version de Richard Anthony. Olivier Julien, « chasseur d'archives gainsbouriennes depuis vingt-trois ans », raconte au Parisien (28 février 2011) : « Europe 1 avait une émission, en 1974, où l'artiste invité devait faire trois reprises. Gainsbourg a choisi Les Play-boys de Dutronc, Parce que d'Aznavour et J'entends siffler le train, qu'avait chantée Richard Anthony ! Même Gilles Verlant, grand spécialiste de Serge, ne connaissait pas ces étonnantes versions. Europe 1 les a redécouvertes il y a quatre ans, c'est la première fois qu'elles sortent sur disque. »

De retour en France, après des années passées aux États-Unis, Richard Anthony refuse de s'acquitter de ses impôts et se voit signifier un « redressement sur éléments de train de vie ». Le quotidien Le Matin de Paris (4 mai 1983) rend compte de l'affaire dans ses pages Société et titre : « J'entends siffler le fisc... Richard Anthony en prison ». « Le père tranquille du twist » passera effectivement trois jours à la maison d'arrêt d'Osny-Pontoise, ses proches ayant réuni une partie de la somme qu'il devait à l'époque au fisc français : près d'un million et demi de francs.

À l'annonce de la disparition du chanteur, survenue le 19 avril 2015, à l'âge de 77 ans, la SNCF lui rendra hommage en postant sur Twitter ce court message : « RIP Richard Anthony » (acronyme de « repose en paix »).

Anecdote toute personnelle : en 1964, en classe de sixième, notre professeur de français, Cyprien Muscat, après nous avoir expliqué que « lorsque deux verbes se suivent, le second se met à l'infinitif », nous demanda de lui donner un exemple. Je levai aussitôt le doigt et énonçai fièrement : « J'entends siffler le train » ! La classe pouffa, le professeur tenta de réprimer un sourire. Peut-être écopai-je d'une punition... Je ne m'en souviens plus !

Raoul Bellaïche

Article paru dans JE CHANTE MAGAZINE n° 14.

Dans le même numéro, deux autres « histoires d'une chanson » (Chariot et La Bohème) et une interview de Charles Aznavour.

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