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"Les Jeunes Loups" de Marcel Carné : entretien avec Yves Beneyton


Rencontre à bâtons rompus avec le comédien Yves Beneyton en 2007 à Paris.

Marcel Carné

Généralement, j’ai toujours réussi à obtenir, auprès des réalisateurs, une copie VHS des films dans lesquels j’ai tourné. En ce qui concerne Les Jeunes Loups, j’avais contacté Marcel Carné, mais il ne voulait plus entendre parler de ce film. Et assez désagréable, comme à son habitude, il m’avait avoué qu’il avait même demandé au distributeur d’enterrer le film dans sa cave... Je vous le dis tout de suite, je ne suis pas un laudateur de Marcel Carné ! Il fait incontestablement partie de l’histoire du cinéma mais – et cela n’engage que moi – je ne trouve pas que ce soit un grand metteur en scène. Regardez bien tous ses films : c’est un cinéma plan-plan, sans aucune originalité. Son grand talent, c’est d’avoir su réunir des comédiens magnifiques, des dialoguistes comme Prévert, des musiciens comme Kosma et des décorateurs comme Alexandre Trauner...

J’avais 21 ou 22 ans au moment des Jeunes Loups. Le premier jour de tournage, Carné a commencé à faire comme il faisait avec tout le monde, c’est-à-dire à hurler pour n’importe quoi, pour essayer de me « casser »... Avec l’inconscience et l’insolence de la jeunesse je l’ai envoyer promener, et il m’a foutu une paix royale. Dès lors, je n’ai plus eu de problèmes avec Marcel Carné.

Concernant Les Jeunes Loups, je n’avais pas d’a priori, j’étais un jeune comédien mais lorsque j’ai lu le scénario, je l’ai trouvé affligeant ! Pour moi, c’était l’image de ma génération vue par un vieux monsieur qui ne l’avait pas très bien comprise... Je me suis alors précipité pour aller revoir Les Tricheurs, avec Laurent Terzieff, et c’est un film que j’ai trouvé tout aussi affligeant ! Carné n’avait plus avec lui tous ces grands professionnels inventifs et merveilleux...

Christian Hay

Christian Hay n’était pas un comédien professionnel. C’était un amateur que Carné était allé chercher alors qu’il y avait plein de comédiens qui auraient pu avoir ce rôle. Auparavant, il était photographe de plateau et c’est Carné, qui le trouvait beau comme un Dieu, qui l’a choisi après avoir fait des essais. Après, Marcel Carné l’a « cassé en morceaux », ce pauvre garçon ! Il n’arrêtait pas de le traîner dans la boue, de l’insulter, de le mépriser, de lui dire qu’il n’était qu’une merde, un mauvais acteur, alors que c’était lui qui était allé le chercher. Il avait pourtant fait des essais comme tout le monde.

Haydée Politoff

Haydée Politoff n’avait pas fait de cours d’art dramatique mais elle venait de tourner La Collectionneuse avec Eric Rohmer. Elle avait donc quand même une expérience. On s’était croisés, elle et moi, deux ou trois fois, sans savoir qu’on jouerait ensemble.

Après Les Jeunes Loups (1968), Haydée et moi sommes partis en Italie pour présenter le film à Rome... et on n’en est jamais revenus ! Nous avons vécu ensemble. Moi, je suis retourné à Paris pour expédier les affaires courantes et elle est restée en Italie car elle avait eu des propositions de tournage, des films de série B sans grand intérêt. La seule chose intéressante qu’elle ait faite, c’est lorsqu’elle est retournée momentanément en France et où elle a tourné La femme qui pleure de Jacques Doillon (1978), un film bizarrement introuvable en DVD. Haydée vit aujourd’hui aux États-Unis, à San Francisco.

Yves Beneyton

Quant à moi, j’avais été pendant deux ans au cours dramatique de Tania Balachova, j’avais tenu des lances au théâtre Sarah Bernard, j’avais joué dans quelques pièces. J’avais donc un parcours de comédien.

Pour Les Jeunes Loups, j’ai été choisi sur des essais. Nous sommes allés au grand studio de Boulogne. C’était la grande époque des essais en grandeur nature : avec maquillage, ingénieur du son, travelling et caméra Mitchell... À l’époque, j’étais fauché et pour ce film, j’ai touché 5000 francs de 1967.

La scène du Sacré-Cœur

En revoyant le film, je suis assez troublé car je crois bien reconnaître ma voix... Je ne me souviens pas avoir fait de play-back studio mais ce que l’on entend dans le film n’est visiblement pas pris sur le vif. Deux hypothèses : soit j’ai enregistré la chanson dans un studio et je ne m’en souviens plus, ce qui est possible, soit alors on a bricolé un enregistrement avant le tournage, peut-être simplement sur place, et c’est cet enregistrement qui est utilisé dans la bande sonore. J’ai un très vague souvenir de cette seconde hypothèse... Il y a une deuxième voix qui est censée être la voix du guitariste qui m’accompagne mais je ne pourrais pas vous dire qui c’est.

Chez Popov

Je ne fréquentais pas ce genre d’endroits. Vous me dites que ce café a existé, mais j’ai l’impression que c’est une pure invention et que la scène en question a été faite en studio. Ma femme et moi avons essayé d’identifier Robert De Niro parmi les figurants beatniks... et on pense l’avoir trouvé ! Mais il faut de l’imagination quand même ! De Niro et moi avons sensiblement le même âge, donc il avait 22 ans à l’époque et il est barbu, moustachu, chevelu et beaucoup plus maigre que dans le rôle du boxeur Raging Bull !

Légendes du cinéma d’avant-guerre...

Carné a écrit que le film était raté à cause de l’ambiance qui régnait pendant le tournage. Mais une de mes joies, avec ce film, c’est que l’on avait sur le plateau tous les vieux techniciens du cinéma des années 30 : un vieux maquilleur qui s’appelait Arakelian, un chef machino qu’on appelait Casi... J’étais ravi de travailler avec toutes ces légendes du cinéma d’avant-guerre. Mais Marcel Carné traînait tout le monde dans la boue. Il passait ses journées à hurler sur la plateau...

Pour revenir aux Jeunes Loups, je peux vous dire qu’il n’y avait pas de mauvaise ambiance sur ce film. La seule mauvaise ambiance, c’était lui, Carné, qui l’a créée. Un metteur en scène, c’est quelqu’un qui doit se faire aimer de son équipe. Et s’il y a une mauvaise ambiance sur un tournage, il faut remonter au metteur en scène. C’est aussi simple que ça.

Dans ses Mémoires, Carné impute l’échec du film aux comédiens et à la censure. Mon œil ! Je crois qu’on lui a juste demandé de cacher un sein dans la scène de la piscine. Pour ce qui me concerne, il prétend que j’étais un véritable beatnik qu’il a ramassé dans la rue, comme dans la scène du Sacré-Cœur. Ce qui m’avait rendu fou furieux ! Un an ou deux après la sortie de son livre, je l’ai croisé au Flore, et je lui ai dit ce que j’en pensais. Avec l’insolence et l’inconscience que j’avais, je ne m’étais pas laissé faire : « Vous ne me parlez pas comme ça, parce que je ne peux pas tourner dans ces conditions-là. » Et c’était terminé, je n’ai plus eu aucune remarque de sa part.

Preminger, Carné, Bresson : même lignée...

Prenez un metteur en scène comme Robert Bresson, et lisez le livre d’Anne Wiazemsky. Elle a eu du mal à s’en remettre... Otto Preminger m’a viré de son film (Rosebud) au bout de deux semaines, à la suite de plusieurs algarades. Preminger a « cassé » Jean Seberg. J’étais très ami avec elle et lorsqu’il m’a viré, elle m’a avoué : « Ça me fait plaisir que tu te sois tiré de ce film... » Ma seule consolation, c’est que quinze jours après moi, Preminger a viré Robert Mitchum !

Voilà, pour moi, Preminger, Bresson, Carné, c’est la même lignée. Des gens qui ne savent pas faire autre chose que commander, être hargneux, méchant... Ce sont des roquets.

Après Les Jeunes Loups, je suis parti en Italie où je suis resté cinq ans d’affilée à Rome. En 1977, j’ai tourné avec Marco Bellochio Au nom du père, un film qui a mis deux ans à sortir en France parce qu’on pensait que ça n’intéresserait personne...

Concernant Les Jeunes Loups, je pense que ce film est un navet plutôt sympathique... C’est un document d’époque et aussi un morceau de ma vie. Je le reverrais aujourd’hui, je serais peut-être plus tempéré car il constitue une espèce de témoignage d’une époque. Un des problèmes du film, c’est qu’il est sorti en Mai 68 et qu’il n’a donc été vu par personne. Ça a été une catastrophe.

Propos recueillis à Paris, le jeudi 8 février 2007

par Raoul Bellaïche et Philippe Morrison.

 

La Nouvelle Vague

« Comme tous les hommes de sa génération, Marcel Carné a été victime de la Nouvelle Vague, c’est sûr. La Nouvelle Vague, c’était une équipe de tueurs ! La Nouvelle Vague était nécessaire néanmoins, car, comme pour tous les arts, il y a des cycles : on passe par des phases de classicisme et puis les modernes viennent tout remettre en cause. Mais je pense que la Nouvelle Vague n’a pas fait que du bien au cinéma. Surtout, ce qui me paraît flagrant, c’est devenu un nouveau classicisme, une nouvelle “religion”, avec un vocabulaire, une éthique, etc., dont on ne pouvait plus sortir...

Dans le cinéma d’aujourd’hui, ce qui domine, ce sont les petites idées, les petits détails de la vie... Tout est petit, il n’y a pas de spectacle. »

 

La Bande de la Coupole et “Les Idoles”

« Avant Les Idoles, nous étions toute une bande de copains qui se retrouvaient chez un comédien qui s’appelait Bruno Delassalle. La Coupole, à Montparnasse, était devenue notre point de chute.

C’est à ce moment que Marc O’ a eu l’idée de monter la comédie musicale Les Idoles. Pierre Clémenti a joué Les Idoles à Paris, au Bilboquet, mais il n‘a pas voulu faire de tournée. Marc O’ m’a demandé de continuer à venir aux répétitions au cas où Pierre Clémenti s’en irait. Ce qui s’est produit finalement puisque Clémenti commençait à tourner en Italie... Je l’ai donc remplacé dans une tournée des Idoles en Belgique mais c’est lui qui joue le rôle de Charly le Surineur dans le film de Marc O’.

Entre-temps, j’étais devenu très ami avec Jean-Pierre Kalfon. Avec Jean-Pierre et Valérie Lagrange, nous avions habité une maison ensemble, impasse du Parc Montsouris. Une belle maison de trois étages, de style anglo-normand... Nous avions monté un groupe qui s’appelait... Les Crouille-Marteaux et dont j’étais le batteur ! On jouait du hard-rock avant l’heure : c’était du Cream mais en plus lourd... »

 

Jean-Luc Godard

Yves Beneyton débute au cinéma dans un film de Jean-Luc Godard : Deux ou trois choses que je sais d’elle.

« J’avais une scène avec Marina Vlady où elle m’emmenait dans sa chambre d’hôtel. Elle jouait le rôle d’une femme qui se prostituait... C’est une petite scène où, comme dans les films de Godard, on dit des banalités absolues... Moi, j’avais appris mes répliques mais Marina ne savait même pas ce qu’elle devait dire. Godard lui avait greffé un petit écouteur derrière l’oreille et de la pièce d’à côté, il lui soufflait ce qu’elle avait à dire au fur et à mesure ! Ce qui provoquait un petit décalage dans les dialogues... »

Coïncidence : la femme d'Yves Beneyton, Élisabeth Margotin, a, elle aussi, fait ses débuts dans ce film de Godard : « Mais on ne s’est pas croisés sur le tournage car c’était deux moments différents du film. » Avec Godard, Yves Beneyton tournera aussi dans Week-end.

 

Johnny Hallyday

Dans la foulée des Jeunes Loups, Yves Beneyton tourne dans À tout casser, avec Johnny Hallyday.

« J’étais très copain avec Denis Berry, le fils du metteur en scène américain John Berry. John Berry, qui avait figuré sur la “liste noire” pendant la période du McCarthysme, voulait retourner travailler en France et il a eu cette opportunité, purement alimentaire, de tourner À tout casser. C’était un film policier avec des bandes rivales. Il y avait les gens du Milieu, dont Eddie Constantine était le chef, et la bande à Johnny... Denis Berry faisait partie de la bande de jeunes et son père lui a demandé d’amener des copains... On n’avait pas vraiment de rôle, on faisait juste de la “présence”. Dans la bande à motos, il y avait aussi Roger Van Hool et Catherine Allégret !

Le plus drôle, c’est que, quelques années auparavant, mon oncle, Noël Howard, avait tourné avec Johnny, D’où viens-tu, Johnny ? Mon grand-père était anglo-américain, mon père était américain, mon oncle était donc moitié américain, moitié français, et moi, je suis un quart américain... »

 

Mai 68... à l’italienne

« En avril 1968, dans la foulée de la sortie française des Jeunes Loups, Haydée et moi sommes allés présenter le film en Italie où il s’appelait I Giovanni Lupi. Et très vite, nous avons été coincés à Rome puisqu’il n’y avait plus d’avions pour Paris, à cause des “événements” de Mai. Honnêtement, je n’avais pas pressenti ce mouvement. Et j’ai vécu les journées de mai 68 en Italie. À l’italienne, c’est-à-dire de façon décontractée. J’ai fait les barricades, non pas rue des Écoles, mais à Campo di Fiore, le quartier des voleurs... Il y avait là des jeunes, des étudiants, des intellos qui voulaient monter des barricades pour bloquer le quartier de Campo di Fiore. Moi, je regardais ça comme un spectateur et je pense qu’à Paris j’aurais fait pareil. Je n’aurais pas balancé des pavés mais j’aurais observé les choses... Ce jour-là, à Rome, je me suis trouvé sur une barricade. À un moment, les flics sont arrivés de tous côtés. Brusquement, la place s’est vidée de tous ses manifestants et je me suis retrouvé tout seul sur cette barricade, face à tous ces policiers ! C’était hallucinant !

À Rome, nous étions accueillis de partout. Haydée a eu tout de suite des propositions de travail. Les Romains sont des gens chaleureux, accueillants. On nous a prêté une maison au bord de la mer. J’ai eu une vie mondaine et amusante, je n’étais pas spécialement impliqué dans ce mouvement de contestation, même si, comme une grosse partie des jeunes de ma génération, j’étais sensible aux idées d’extrême gauche. Mais je ne me sentais pas impliqué au point d’aller jeter des pierres. Je ne croyais pas vraiment à ce qui se passait. »

 

Un monde plus chatoyant...

« Pour moi, Mai 68, je l’avais “fait” quatre ans avant lors d’un bras de fer avec mon père pour ne plus aller à l’école... Car j’avais décidé d’être comédien lorsque j’avais huit ans ! J’ai eu du mal à convaincre mon père mais j’y suis arrivé. Et je me suis débrouillé seul.

Les Idoles, c’était déconnant, planant, hippie... On fumait des joints, on faisait du théâtre d’avant-garde, de la musique, du rock and roll. Nous n’étions pas des gens engagés, c’était de la rigolade...

Le seul acte d’engagement que j’ai eu, c’était à la suite de la mort, à Rennes, d’un jeune travailleur qui s’était immolé par le feu parce que son patron l’avait licencié du fait de ses cheveux longs... Avec des copains, nous sommes allés faire un reportage sur place : on voulait débusquer l’employeur, l’interviewer, le traîner dans la boue... Nous sommes revenus avec un article de cinq pages que l’on a fourgué à un journal trotskyste qui s’appelait VLR (Vive la Révolution). J’ai assisté à quelques assemblées générales de ce journal et là, je suis parti en courant... Le niveau de communication des troskystes à l’époque était consternant. Moi, je vivais dans un monde beaucoup plus chatoyant et rigolo. »

Propos recueillis par R.B. et P. M.

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