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Entretien avec Salvatore Adamo (1997)



Lorsqu’il débarque en plein yéyé, avec ses « valses lentes » et son « filet de voix » (Paris 60), Salvatore Adamo ne sait sans doute pas qu’il va réussir la gageure d’imposer ses chansons douces et romantiques face aux urlatori américanisés qui viennent de révolutionner la chanson française. D’emblée, il manifeste un ton et un style. Les chansons de ce mélodiste exemplaire distillent une poésie adolescente populaire et une fraîcheur inédites. « Rêveur » impénitent, Adamo est néanmoins tout sauf quelqu’un qui se bouche les yeux : sur un répertoire de près de 400 titres, plusieurs dizaines de chansons témoignent de son engagement humain. Trente-cinq ans de carrière, avec des hauts (meilleure vente de disques en France et en Belgique trois années consécutives au milieu des années 60) et des bas (quel artiste n’en a pas connu ?), Salvatore Adamo est toujours là, inchangé. Entretien après son dernier passage à l’Olympia.


JE CHANTE ! — Que représente votre dernier disque par rapport aux précédents ?

SALVATORE ADAMO.— Il y a certainement un dénominateur commun qui est une certaine évasion. Le précédent s’intitulait « Rêveur de fond », et j’aurais pu, pour le dernier aussi, trouver un titre générique avec le mot rêve.


Vous l’avez déjà fait : un autre de vos albums s'est intitulé « À ceux qui rêvent encore »...

Oui, ça me tient à cœur. C’est l’un des buts de la chanson que d’emmener les gens dans des mondes virtuels — qui ne peuvent malheureusement n’être que virtuels — où les choses vont un peu moins mal que ce qui se passe sur la Terre. Le grand changement de ce disque par rapport à l’autre se situe au niveau de la production et des arrangements. Bien qu'ayant quand même produit cinq chansons sur ce disque, je m'en suis mêlé un minimum, tout le reste a été produit en Italie, avec un arrangeur de talent, Mauro Paoluzzi, qui a travaillé avec Lucio Dalla, Loredana Berte, Mango un chanteur très connu en Italie, et Vecchioni, surtout, quelqu'un que j’aime beaucoup et qui, pour moi, est un de ceux qui, à l'heure actuelle, écrivent les plus beaux textes en langue italienne.


Vous suivez l’actualité de la chanson en Italie ?

Oui, autant que je peux. Il existe beaucoup de chanteurs qu’on ne connaît pas en France, comme Francesco De Gregori, Roberto Vecchioni, Antonello Venditi. Ici, seuls sont connus Zucchero, un peu Lucio Dalla et les chanteurs plus commerciaux comme Toto Cotugno. Richard Cocciante, lui, a la même qualité en français qu'en italien. Et Paolo Conte, bien sûr ! Il y a véritablement une veine poétique très riche en Italie.


Vous dites aimer emmener vos auditeurs dans le rêve et pourtant, l’actualité est très présente dans beaucoup de vos chansons.

C’est vrai. Dans certaines chansons, j’essaie de les arracher à cette réalité, et dans d’autres, au contraire, je la leur rappelle. C’est assez paradoxal. J’essaie de faire réfléchir les auditeurs avec moi, en poétisant un tout petit peu le propos, même quand il est grave. De l'autre côté du pont, la chanson sur la Bosnie, ou Sans domicile évoquent des sujets graves, mais je ne peux pas les ignorer.


Sur scène, vous semblez presque vous en excuser...

Je sais que le public est là pour essayer d’oublier la réalité quotidienne, et c’est le rôle du saltimbanque de faire rêver les gens, de les amuser. Et puis, tout d’un coup, je leur assène un coup d’actualité. Parfois, c'est vrai, je m’en excuse, mais ce n’est pas moi qui l’écris, l’actualité ! Je crois avoir affaire à un public intelligent qui se rend compte que de temps en temps, il faut qu’on discute ensemble et qu’on évoque les problèmes.

Je ne sais plus qui a dit, en substance : si, pendant une seule minute, tous les hommes pensaient à la même chose, peut-être créeraient-ils ainsi une onde qui provoquerait une prise de conscience plus réelle... Les politiciens seraient alors obligés d'ouvrir les yeux et les oreilles...


« C’est l’un des buts de la chanson que d’emmener le public dans des mondes virtuels. Et quand je lui assène un coup d’actualité, je m’en excuse, parfois, mais ce n’est pas moi qui l’écris, l’actualité ! »


Vous vous dites généralement « concerné » plutôt que « engagé »...

S’engager, c’est revendiquer. Or, je n’ai jamais revendiqué quoi que ce soit au nom de ma corporation car, pour ceux qui peuvent vivre de ce métier, nous sommes quand même dans une corporation de privilégiés. Nous avons tous gagné une loterie, d’une certaine façon, et je ne vois donc pas au nom de quoi on irait réclamer encore plus. Il n'y a pas de diplôme de chanteur : n'importe qui, aujourd'hui, ayant une personnalité et sachant trousser quelques vers, a le droit de chanter. Sinon, tout le monde serait chanteur. Et pourquoi pas !


Les chansons de votre dernier disque sont relativement longues, quatre ou cinq minutes. Ne craignez-vous pas que ce soit un handicap par rapport aux radios, qui passent plutôt des chansons courtes ?

Si, c’est un handicap, d’autant que Mauro Paoluzzi, l'arrangeur de la plupart d'entre elles, s’en est donné à cœur joie en faisant des intros de quarante secondes, voire une minute ! Sur l’album, ça ne pose pas de problème, mais pour la promotion de certains titres, il faudra les raccourcir un peu, les radios ayant des impératifs commerciaux. J’ai souvent eu des problèmes de ce type, notamment avec Manuel, une chanson que j’aime beaucoup, mais qui est passée relativement inaperçue en radio, alors que c'est une des mieux reçues en scène. Elle fait près de huit minutes et je comprends qu’on hésite à la passer, mais je n’ai pas voulu en faire une version raccourcie car, pour moi, c’était l’amputer. Manuel, c’est une quête de la liberté où je m’adresse aux éléments, et je ne vois pas lequel j’aurais pu supprimer.


C'est une chanson très originale, saisissante sur scène...

Elle est construire un peu comme un concerto avec un adagio et un andante.


Comment est-elle née ?

D’une discussion avec un ami journaliste — il ne s’appelle pas Manuel — qui avait eu des problèmes avec la justice espagnole parce qu’il avait écrit quelques articles subversifs, à l’époque de Franco, et elle est née aussi d’un dessin humoristique. Je ne me rappelle plus le nom de l’auteur de ce dessin, mais l’idée était partie de là. Souvent, ce sont des lectures, ou des événements dont je suis témoin, qui donnent naissance à mes chansons. Parfois, je lis un livre dont l’ambiance me suggère une chanson qui n’a peut-être rien à voir avec le livre lui-même.


Vous griffonnez quelques mots, une idée ?

Non, je garde tout dans la tête. Je n’écris qu’une fois la chanson terminée. C’est plus facile à gommer dans la tête !


Il y a le risque d’oublier !

C'est vrai. J’ai sur moi un petit magnétophone, mais c'est surtout pour les mélodies, car j’ai tendance à les oublier.


À l’Olympia, vous étiez accompagné par 27 musiciens...

Oui, je voulais ce cadeau pour le trentième anniversaire. Dans le temps, c’était une formule assez courante à l’Olympia, il y avait le grand orchestre. Ensuite, on a assisté à une sorte de révolution musicale, provoquée en partie par les Beatles, qui a abouti au rejet des grandes formations. C’était le début des synthétiseurs qui reproduisaient le son des cordes. Puis on en a eu marre des machines, et on est revenu aux instruments acoustiques, depuis environ cinq ou six ans. J’étais très heureux de pouvoir présenter à l’Olympia une formule classique sans m’entendre dire que ça faisait ringard, parce qu’à un moment donné, c’était considéré comme ringard ! Je suis donc reparti avec cette formule en Belgique. Depuis un an, j'ai fait quelques concerts... philharmoniques, si j'ose dire, et j'ai vu que quelques chansons s'y prêtaient bien — pas toutes, parce que pour certaines, ça peut paraître grandiloquent.


Et pour vos tournées ?

Ça dépend des salles et des villes. Romain Didier a expérimenté une formule qui consiste à contacter les conservatoires sur place. C’est bien d’impliquer les jeunes musiciens locaux, c’est une très belle idée. J’aurais voulu le faire à Paris, mais on s’y est pris trop tard.


Vous êtes fidèle à vos musiciens, je crois.

Mon batteur est là depuis trente ans : on a fait ensemble le tout premier Olympia. Jérôme, le guitariste, me suit depuis vingt-cinq ans. En studio, j’emploie d’autres musiciens, mais sur scène, je n’aime pas être prisonnier du concert du jour. Je veux pouvoir chanter une chanson qui n’était pas prévue si un spectateur la demande et cela n’est possible qu’avec des musiciens qui sont là depuis toujours.


Dans votre tour de chant de l'Olympia, il y a une chanson qui raconte l’histoire d’une fille qui se coupe les cheveux...

L’histoire est de O. Henry, un auteur américain d’historiettes que m’a fait découvrir Georges Brassens. Il y a des tas d’histoires que vous connaissez certainement dont vous ne savez pas qu’elles sont de O. Henry ! Ce ne sont pas forcément des histoires pour enfants, mais de belles et émouvantes histoires. Cette anecdote des jeunes amoureux qui sacrifient, elle ses cheveux et lui sa montre, a été reprise dans le dernier livre de Paulo Coelho sous le titre Je me suis assis au bord de la rivière Pedra et j’ai pleuré. Mais il ne signale pas qu’elle est de O. Henry. Et j’espère qu’elle est de lui car moi, je l’ai découverte dans un de ses livres, il y a vingt ans, et j’ignore s’il y a encore un antécédent...

Pour écrire cette chanson, que j'ai appelée Ils s'aimaient, je me suis inspiré de l’idée. En fait, c'est la troisième fois que je m'inspire d'une nouvelle ou d'un conte. Il y a longtemps, dans mon tour de chant du Théâtre des Champs-Élysées, il y avait une chanson, Une chose pareille, qui m’avait été inspirée par une nouvelle de David Keller. Une autre fois, c’était un conte de Saki, Les trois médailles.


Pourquoi avoir réenregistré Fumée blonde et De l'autre côté du pont en version studio et pas Paris 60 ?

C’est une question de place, pour choisir seize titres sur le nouvel album, j’ai dû en laisser tomber une vingtaine. Et puis, l'arrangement de Paris 60 est là, je ne vois pas comment la faire différemment. L'arrangeur italien avait beaucoup aimé De l'autre côté du pont sur mon précédent disque en public, et il a voulu en faire une version symphonique avec beaucoup de cordes. 


« C’est curieux, mais les plus grands que j’ai connus étaient tous humbles : Bourvil, Lino Ventura, Brassens, Brel... Leur dénominateur commun, c’était l’humilité. »


La vie comme elle passe, le duo avec le célèbre harmoniciste belge Toots Thielemans, c'était un vieux rêve ?

Cette mélodie, très jazzy, me tourne dans la tête depuis dix ans. J’ai toujours voulu la présenter à Toots Thielemans mais je n’osais pas le faire, parce que les jazzmen regardent, finalement, peu en direction de la variété, alors que ces deux mondes pourraient être contigus. C'est resté un projet jusqu’au jour où nos épouses respectives se sont rencontrées et sont devenues des amies. Nous avons dîné plusieurs fois ensemble, et fort de cette amitié, je lui ai seulement dit que je lui présenterai un jour une mélodie. Mais il manquait encore quelque chose à la chanson. Et l’année dernière, en rentrant d’un voyage à Hong Kong, l’idée d’un texte et d’un duo m’est venue. Je lui ai présenté une maquette, et après l’avoir écoutée, il m’a dit : « Je suis partant. » Sa collaboration est capitale parce que c’est lui qui donne l’élan à la chanson au milieu. Ce n’est pas Toots Thielemans qui joue dans ma chanson, c’est lui et moi, c'est aussi son disque.


La première fois que vous êtes allé au Japon, c’était quand ?

En 1967. Fubuki Koshiji, alors la chanteuse la plus populaire au Japon, avait enregistré Sans toi ma mie et en avait fait un gros succès. Elle m’avait invité dans un de ses programmes et c’est à cette occasion que j’ai rencontré le public japonais pour la première fois. L’année suivante, ils m’ont rappelé pour faire ma propre tournée. Entre temps, j’avais enregistré Tombe la neige en japonais, qui a été un énorme succès. L’année dernière, Tombe la neige était classée troisième — vingt-huit ans après ! — au hit parade national des karaokés, suivie de Sans toi ma mie. Ces deux chansons sont toujours au répertoire des karaokés japonais.


Comment expliquez-vous cet engouement des Japonais pour les artistes français... chantant en français ?

Il ne faut pas non plus trop se leurrer... Cette affection des Japonais pour les artistes français date des années 60. Maintenant, ils sont vraiment tournés vers les stars américaines et leurs propres chanteurs. À l’exception de Vanessa Paradis, qui a remporté un gros succès il y a deux ans, mais en chantant en anglais — je ne sais même pas si les Japonais savent qu’elle est Française —, il n’y a pas d’exemple récent de grands succès francophones au Japon. J’ai eu la chance d’avoir placé une dizaine de titres dans les années 60. J’y retourne tous les ans, je chante les chansons qu’ils attendent, ainsi que les dernières, et objectivement, celles qu’ils connaissent leur plaisent davantage que les nouvelles, bien qu’il y ait un traducteur sur scène. Cela dit, il y a des thèmes qui les touchent plus que d’autres : De l'autre côté du pont, par exemple.


Vous avez récemment chanté aux États-Unis ?

Oui, à Los Angeles, devant un public très cosmopolite, composé de beaucoup d’Italiens, d’Arméniens, de Français, d’Allemands, de Sud-Américains et de quelques Belges... Tous avaient émigré en emportant une chanson, de moi et d’autres, dans leurs bagages, et c’était très touchant d’être si loin et d’avoir un accueil aussi chaleureux. J'y suis allé deux années consécutives.


Et vous chantez uniquement en français ?

Oui, à l’exception du Barbu sans barbe, que j'ai adaptée en anglais. Mais là aussi, il ne fait pas se faire trop d'illusions : il n'y avait pas les vrais Américains, mais juste quelques curieux.



Le 5 octobre 1967, Salvatore Adamo chante en direct Inch'Allah,

accompagné par l'orchestre de Raymond Lefèvre


Vous avez aussi beaucoup de succès au Moyen-Orient.

J’ai eu un gros succès au Liban, dans les années 60, puis j’y ai été interdit à cause d’Inch'Allah. Près de vingt ans plus tard, j’ai écrit pour le Liban Les collines de Rabiah, une chanson très écoutée là-bas, m'a-t-on dit, mais je n’y suis jamais retourné.


Inch'Allah a bien été écrite avant la guerre des Six-Jours ?

Oui, Inch'Allah est sortie juste avant, mais avec le décalage d’un pays à l’autre, on l'a beaucoup entendue en pleine guerre des Six-Jours. Dans cette chanson, je parlais de Jérusalem, d’Israël, et beaucoup ont eu l’impression que j’étais de parti-pris. Sans doute que, à cette époque, je n’ai pas fait suffisamment allusion à la souffrance qui existait de l’autre côté. Maintenant, avec le recul, je me dis que le malentendu était peut-être possible, alors que je n’avais pas l’intention de prendre parti, puisque, dans ce conflit, je suis neutre. Depuis, j’ai réécrit deux strophes dans le sens de la paix qui, je le souhaite, aboutira, en espérant que le sacrifice de Rabin n’aura pas été vain.


En 1978, sur l'album « Les chansons d'où je viens », vous l’aviez déjà transformée, en supprimant deux strophes...

Oui, j’avais enlevé les deux strophes qui disaient : « Sur cette terre d’Israël, il y a des enfants qui tremblent ». C’était déjà dans la même optique.


C’est étonnant, une chanson qui suit les mouvements de l’actualité, qui a été retouchée deux fois...

C'est qu’il y a une évolution dans le conflit, et puis, on ne voit pas les choses de la même façon à vingt-trois ans et à cinquante. Je ne renie pas ce que j’ai écrit, mais je trouvais qu’il manquait une nuance. J’ai eu l’occasion d’en parler avec des amis juifs qui étaient tout à fait d’accord avec moi.


Vous avez récemment été nommé ambassadeur de la paix. Ça consiste en quoi ?

L’année où l'UNICEF m’a nommé, j'étais allé au Vietnam pour inaugurer une pompe à eau potable qui devait desservir cent mille personnes. C’est impensable qu’il y ait encore des gens qui n’aient pas d’eau potable ! J'ai visité un dispensaire d’une précarité inimaginable... J’ai rencontré le ministre de l’Enfance vietnamien, une dame, qui nous a fait des tas de promesses. Elle me prenait à témoin, alors que les responsables de l’UNICEF étaient présents, et je dois dire que je me sentais un peu débordé par la mission. Nous avons donc des contacts réguliers avec le Vietnam et nous avons récolté des fonds en Belgique pour acheter de la vitamine A dont les carences provoquaient plusieurs sortes de maladies, notamment une forme de cécité chez l’enfant. Pour cela, j’ai fait des spots télé en Belgique, on a vendu des cartes, j’ai fait des galas. Dernièrement, avec Maurane, j'ai enregistré Enfants, une chanson qui sera vendue — droits d’auteur compris — au profit des enfants de l’UNICEF.


Cette année, vous avez participé à la collection « Les plus belles chansons françaises » de l’Encyclopédie Atlas, en enregistrant des chansons qui n'étaient pas de vous.

C’est une idée que j’ai beaucoup aimée. Étant auteur-compositeur, je m’entête à ne chanter que mes compositions, et je passe à côté de chansons magnifiques. Participer à cette encyclopédie était une façon de compenser une certaine frustration. J’ai choisi Que serais-je sans toi, le très beau poème d’Aragon mis en musique par Ferrat, Je suis sous, de Nougaro, Ballade à Sylvie, de Leny Escudero, Retiens la nuit, de Johnny, Paname, de Ferré... Et je vais en enregistrer d'autres.


Vous n’avez pas eu l’idée de faire un disque de reprises, pour vous faire plaisir, avec des chansons que vous aimez ?

Je le ferai. Je voudrais d'abord faire un disque de chansons italiennes traduites en français, avec les auteurs dont je vous parlais tout à l’heure. J’ai d’ailleurs commencé en adaptant une chanson de Vecchioni, Que sont mes amis devenus, sur mon dernier album. J’ai plein de projets, mais tout cela représente des semaines et des semaines en studio et j’ai envie de respirer un peu ! Car en plus des versions françaises, j'enregistre aussi en allemand, en espagnol, en italien et c'est, à chaque fois, quinze jours de studio ! Autant je prends plaisir à écrire une chanson et à la présenter au public, autant je me sens mal en studio. Je suis vraiment à l’opposé de la technique. Je ne me sens pas bien en studio et j’en ai fait beaucoup, beaucoup, des nuits et des nuits... Combien de fois suis-je rentré du studio alors que mes fils se levaient pour aller à l’école... Je veux un peu freiner ça. Pendant dix ans, je me suis impliqué dans l’écriture des arrangements, et maintenant, je voudrais les confier à des gens dont c’est le métier. Il ne me restera plus que le plaisir d'écrire et de chanter !


À vos débuts, votre voix, qui était un peu inhabituelle, a-t-elle été un handicap ou est-ce que le plaisir de chanter a été le plus fort ?

Ma voix étant ce qu’elle était, et étant timide — ou étant timide à cause de ma voix —, c’est vrai que j’ai gardé beaucoup de choses en moi. Mon père, qui m’entendait chanter dans ma chambre, savait que j’aimais ça, et quand il y avait une fête de famille, il me poussait à le faire. Mais je devais vraiment me faire violence et parfois, je pleurais avant de chanter.


Et vous chantiez quoi à cette époque ?

Des succès de Luis Mariano et de Tino Rossi, beaucoup de chansons italiennes, aussi, jusqu’à ce que j’écrive mes premières chansons, et là, j’ai compris que c’était un moyen de m’exprimer qui me faisait sortir de ma timidité. À l’époque, on organisait beaucoup de crochets, radiophoniques ou pas, et en Belgique, les kermesses, qu'on appelle les Ducasses, avaient chacune son concours de chant. Petit à petit, j’ai osé me présenter. Je n’ai pas gagné tout de suite, j’étais quatrième, puis troisième, je gagnais une bouteille d’apéritif par ci, deux kilos de chocolats par là...


Vous avez gagné avec Si j’osais.

Oui, vous voyez, je parlais déjà de ma timidité...


Et c’est là que tout a démarré ?

En fait, je ne perds jamais l’occasion de rendre hommage à François Chatelard, un des responsables du crochet de Radio-Luxembourg sponsorisé par Monsavon-Dop. Marcel Fort en était le présentateur, avec Lucien Jeunesse, et le « Monsieur Tiroir », qui distribuait les prix, c’était François Chatelard. Je suis plein de gratitude envers lui. Lors d'une présélection l’après-midi, j’avais été écarté à cause de ma voix et c'est lui qui est allé trouver les autres membres du jury en leur disant : « Vous devez le repêcher ! » J’ai été repêché, et le soir même, j’ai gagné. S’il n’y avait pas eu François Chatelard, aujourd'hui, je serais peut-être prof d’anglais ou de néerlandais... Il nous a malheureusement quittés, il y a quelques années, mais je reste en rapport avec sa fille, Dominique.


C'est à la suite de ce concours que vous êtes venu à Paris ?

Les éliminatoires se déroulaient sous le chapiteau du Grand Cirque de France qui s’installait autour de Paris — à Saint-Denis, Pantin, Thiais —, mais la finale avait lieu à la salle Métropole de Saint-Ouen. J'avais gagné la finale et je ne suis donc même pas entré dans Paris ! Cela m’a tout de même permis de convaincre mon père qui, amateur d’opéra, ne comprenait pas que je veuille faire une carrière dans ce métier, alors qu’il faisait des efforts pour me payer des études. J’avais participé au crochet sans le lui dire, et le 14 février 1960, date de la diffusion de la finale à la radio, je lui ai dit : « Papa, j’ai une surprise pour toi... » Nous avons écouté la radio ensemble et il a entendu son garçon de seize ans battre le Luis Mariano, l’Édith Piaf et le ténor de service ! À partir de ce moment-là, il a été convaincu, et c’est même lui qui est allé frapper aux portes.


Vous lui rendez hommage dans une très belle chanson, Paris 60. Il était à la fois votre confident, votre imprésario, votre ami, dites-vous, et grâce à lui les portes s’ouvraient...

Absolument. Ce que je dis dans la chanson est la stricte vérité, un peu poétisée. À partir du moment où il a été convaincu, il m’a beaucoup soutenu. Après ce crochet, j’ai fait un premier disque, un deuxième, puis un troisième et un quatrième, sans succès, c’était complètement retombé. Ayant négligé mes étude, j’étais décidé à les reprendre quand mon père m’a dit : « Non, maintenant, je sais que c’est ça que tu dois faire. » Et c’est lui qui a pris contact avec la firme de disques EMI, avec le disquaire de Jemmapes, monsieur Aimable Donfut, qui assurait la vente des cinq cents premiers exemplaires, afin que les frais soient amortis, ce qui était la condition posée par EMI. Vous voyez ce que pouvaient être des frais amortis avec seulement cinq cents disques : il y avait juste un basse, un guitare et une batterie mais ils m’avaient promis des chœurs et des violons...


C’était Sans toi ma mie ?

Le jour où j’ai enregistré cette chanson, je devais passer un examen de journalisme à l’Institut des Techniques de Diffusion et de Relations Publiques de Tournai, où j’étais encore étudiant. J’avais demandé une dérogation au préfet des études, comme on dit chez nous, pour pouvoir passer mon examen plus tard, ce qui m'a été accordé. Après l’enregistrement, je reviens voir le prof de journalisme pour obtenir un rendez-vous. Mais je suis très mal accueilli : « Je suis maître à bord de mon bateau, vous avez zéro ! » J’étais tellement choqué et révolté que j’ai laissé tomber les études sur un coup de tête, sans savoir ce que j’allais faire. J’attendais avec impatience le disque pour entendre les chœurs et les violons auxquels je tenais beaucoup... Le 45 tours est sorti un mois plus tard sans violons et sans chœurs ! J’étais vraiment au plus bas. Le disque a été refusé dans les radios. Finalement, mon directeur artistique, monsieur Jeff de Boeck, a eu l’idée de le distribuer dans les juke-boxes de Bruxelles. Et c’est par les juke-boxes que ça a démarré. Ensuite, les radios ont dû suivre.


« À une époque, les grands succès étaient chantés par tous les interprètes, alors que maintenant, une chanson est liée à un seul interprète, une fois pour toutes. »


Vous êtes apparu en même temps que les yéyés, mais avec des valses, des tangos et des rumbas. Vous étiez conscient de ne pas faire la musique que les jeunes étaient sensés aimer ?

En fait, mes chansons étaient différentes de celles que les jeunes de l’époque écoutaient, mais moi, je les imaginais autrement. J’écoutais beaucoup les Everly Brothers et Cliff Richard et j’aurais voulu des mélodies habillées un peu plus anglo-saxon, comme le faisait Richard Anthony, par exemple. Mais l’arrangeur, Oscar Saintal — avec qui, au départ, je n’étais pas d’accord — avait décidé de faire quelque chose de plus traditionnel, et il a eu raison, parce que c’est grâce à lui que je me suis différencié des autres. C’est lui qui m’a donné ma personnalité.


Oscar Saintal est Belge ou Français ?

Il est Belge et il vit toujours. Oscar Saintal a été mon arrangeur attitré avant que n'arrive Alain Goraguer, à partir d’Inch'Allah.


On reconnaît bien ses arrangements. Il n’a travaillé que pour vous ?

Il a aussi fait quelques disques pour Marc Aryan (Katy). Accordéoniste, il a enregistré beaucoup de disques en soliste, en Belgique. Lors d’un Avis de recherche, qui m'avait été consacré par Patrick Sabatier, j’avais sollicité sa présence, mais je n’ai pas pu le revoir, car il n’était pas bien. Alain Goraguer est un immense arrangeur. Ce monsieur a connu Boris Vian, a fait des arrangements pour Gréco, Gainsbourg, France Gall, Ferrat, pour le premier disque de Duteil, Virages. L'arrangement de Goraguer pour Dis, ma muse est magnifique, un des plus beaux qu'il m'ait fait !


À quel moment avez-vous réalisé vous-même vos arrangements ?

À partir de Petit bonheur. J’avais donné cette chanson à Alain Goraguer mais je trouvais que la façon dont il l’avait arrangée était trop riche, je voyais quelque chose de beaucoup plus dépouillé, comme Obladi Oblada, des Beatles. Je l’ai alors faite avec mes musiciens.

Revenons sur votre tout premier enregistrement. Vous chantez en français (Si j'osais), en italien, en anglais...

M. Lammy Vandenhout, un producteur qui m'avait entendu à la radio, lors de la finale du crochet, m'avait contacté. Ce qui l'intéressait, c'était uniquement le son de ma voix, qui ressemblait à celui de Rocco Granata, un chanteur italien qui avait eu un immense succès avec Marina. Il voulait donc que j'enregistre en italien. Je n'avais pas de chansons en italien, mais comme je ne voulais pas rater cette occasion d'enregistrer un disque, j'ai accepté et j'en ai écrit deux : Perché et Sei pensi a me. Ce sont les seules concessions que j'ai faites, mais ça n'a pas marché. Ce producteur m'a ensuite fait enregistrer en anglais Poor fool, une petite chanson dans l'esprit de Paul Anka, que j'aimais beaucoup. Ça n'a pas marché non plus. Finalement, il a accepté que j'enregistre Si j'osais, mais c'était trop tard. C'est ainsi qu'il y a eu quatre disques de sortis dont aucun n'a eu les effets escomptés. C'est alors que j'ai décidé de retourner à mes études et c'est là que mon père est intervenu pour m'encourager à ne pas abandonner la chanson. Et on est allés voir monsieur de Boeck, le responsable de EMI- Belgique.


Dans votre carrière, à la fin des années 60, vous avez connu une baisse de succès. Comment l’avez-vous ressentie ?

À l’époque, j’avais vraiment l’impression d’avoir saturé la France, et cette période a coïncidé avec le moment où on a commencé à me demander à l’étranger. À partir de l’Olympia 1969, j’avais commencé à écrire des chansons plus ambitieuses auxquelles le grand public n’a pas adhéré comme j’espérais, bien que, qualitativement, j’estime que c’était de bonnes chansons : Les fées ne mourront pas, Buvons à notre souvenir ou La vieille, l'idole et les oiseaux, qui a été un très grand succès en Allemagne. Comme j’avais l’occasion de chanter ailleurs, j’ai peut-être abusé dans ce sens-là. Et puis, le public a été sollicité de tous les côtés par plein de chanteurs et de chanteuses qui sont arrivés, comme Joe Dassin ou Julien Clerc. Je me suis rendu compte de l’erreur que j’avais faite. Les gens qui s’occupaient de moi à l’époque n’ont pas eu la lucidité de se rendre compte qu’il ne fallait peut-être pas m’envoyer systématiquement tous les mois de décembre au Japon parce qu’il y avait aussi des choses à faire en France en décembre... Il m'a fallu quelques années avant que je ne m’en rende compte. Cela dit, je ne regrette rien.


« Une des conséquences de Mai 68 a été le rejet des chanteurs populaires. »


Sur une chanson de votre album de 1972, vous rendiez hommage à Brassens mais aussi à Eddy Cochran et Buddy Holly. Ce sont vos deux facettes ?

Oui, c’est le dilemme. J’écoute beaucoup de musiques d’inspiration et de mentalité « rock », de soft rock, disons. Dans mon dernier disque, j’ai fait appel à Paoluzzi pour qu’il m’apporte un peu d’italianité, mais aussi des sons d’aujourd’hui, comme dans Jours de lumière, un son rock. Aujourd’hui, j’écoute Phil Collins, Sting, j’aime beaucoup Mike + the Mechanics, un groupe fondé par un membre de Genesis.


Après avoir enregistré chez EMI pendant quatorze ans, puis être passé par plusieurs maisons de disques, vous êtes devenu votre propre producteur.

Ça a été le cas pendant une dizaine d'années, mais maintenant, c’est Flarenasch qui est producteur. J’ai vraiment voulu retrouver mon rôle d’artiste, ne plus me disperser. Vous n’imaginez pas la pudeur que j’ai eu par rapport à mes propres disques... Il m’est arrivé de dépenser des sommes folles pour enregistrer les productions d’autres artistes, alors que pour moi, je me limitais ! C’est gênant d’être partie prenante de tous les côtés, et j’ai voulu savoir si quelqu’un pouvait me faire confiance à nouveau au point d’investir, et ça a été le cas d'Alain Puglia. C’est plus facile, on a l’esprit plus tranquille.

Lorsque je produisais Gilbert Montagné, nous sommes allés à Londres chercher les plus grands arrangeurs. J’ai également produit Alain Berceville, un chanteur qui, malheureusement, n’est plus là. Avec Véronique Sanson, il est le seul à avoir travaillé avec Paul Buckmaster, l’arrangeur d’Elton John, quelqu'un de parfaitement intouchable. À l'époque, on était allés directement au sommet, alors que pour moi, je n’ai jamais osé !


Ça a duré longtemps, cette période de production ?

Oui, j’avais acheté un studio que j’ai revendu il y a six ans. Peut-être que cette facilité d’avoir un studio a fait que j’étais devenu moins sélectif. Quand un jeune m’envoyait une cassette, je l’écoutais systématiquement et quand j’aimais, je m’imaginais tout de suite au studio en train de produire. Comme je n’avais pas toujours le temps d’aller moi-même au studio, je déléguais, et parfois, ce n’était pas toujours comme je me l’imaginais, j’étais déçu. À la longue, j'ai décidé d'abandonner la production. Je n'ai pas réussi, non plus, à communiquer mon enthousiasme aux maisons de disques. J'avais enregistré un très beau disque d'un chanteur liégeois un peu jazzy, Guy Cabay, un album magnifique qui m'est resté sur les bras. Également Matthew Gonder, qui avait eu un tube, pourtant, avec sa version de Der Kommissar. J'avais mon propre label, Night Music.


Dans la chanson Jours de lumière, parlant des années 60, vous dites : « Nous avions un sens de la vie qui n’a plus son pareil, nous ne rampions pas encore... »

Je fais allusion à l’adolescence. Je pense que j’ai eu de la chance d’être adolescent dans les années 60, parce que le rêve était encore permis, l’horizon n’était pas complètement bouché. Je plains réellement les adolescents d’aujourd’hui, tant en ce qui concerne leur avenir professionnel que le sida. C’est terrible de découvrir l’amour avec cette épée de Damoclès... On n’a même plus droit à la timidité, c’est impossible de ne pas être informé de ce danger. Je crois que je l’aurais très mal vécu. Le côté fleur bleue n’existe plus, je ne sais pas comment on peut le cultiver, aujourd'hui...


Vous le cultivez, vous-même, ce côté fleur bleue...

Oui, par ma timidité, par un côté un peu rétro, je me suis attaché à une certaine pudeur. Je ne suis pas le seul, j'espère.


Votre image de gentil, de timide, ça vous agace qu’on vous la rappelle souvent ?

Non, je l’assume. Quand c’est dit sincèrement, avec sympathie, j’en suis heureux. Pour ceux qui le disent ironiquement, je suis blindé. On ne peut pas plaire à tout le monde. Mais j’essaie de prouver par mes chansons que je ne suis pas que gentil...


Mais il n'y a pas, chez vous, cette violence extérieure que d’autres ont peut-être plus naturellement...

C'est vrai que lorsque j’aborde des thèmes graves, je les poétise. Je n’aime pas employer des mots lourds, cassants, j’essaie de trouver l’allégorie, la métaphore qui suggère.


Vous pensez que ça peut être aussi efficace ?

Pas dans l’écoute immédiate, mais à la longue peut-être... En tout cas, je l’espère. Il y a des chansons qui sont imprégnées de leur époque, avec plein de sous-entendus, et qu'on découvre avec le recul de la réflexion.


Au temps de Salut les Copains, on notait déjà un décalage entre vous et les autres artistes de cette génération. Il y avait chez vous une douceur et une poésie qui tranchaient un peu.

J’ai eu du mal à imposer cette différence. Je crois que c’est le public qui, m’ayant plébiscité, m’a imposé à Salut les Copains. Au début, ils ne voulaient pas me passer ! Ensuite, ils ont adhéré complètement au point d'avoir été élu, trois années de suite, numéro un au référendum qu'ils organisaient auprès de leurs lecteurs.


Vous avez, dans votre répertoire, beaucoup de chansons quasiment méconnues des « chansons d'albums », avec, souvent, des thèmes très ambitieux. Ça vous chagrine qu'on ne les connaisse pas davantage ?

Mais oui ! C’est un des seuls malentendus avec un certain public. Avec Mai 68, il y a eu un rejet des chanteurs populaires. À une époque, je le dis en toute modestie, j’étais tellement populaire que je devais en agacer beaucoup... Et en 68, une certaine catégorie de chanteurs a été condamnée sans même qu'on tende l’oreille pour savoir s'ils étaient conscients ou non des problèmes de l’époque... J’ai essayé de le faire à ma façon, mais une partie du public n’a même pas pris la peine d’écouter. Ceux qui m’ont suivi savent que j’ai opéré cette évolution que vous évoquez. Sur chaque album, il y a eu des chansons plus ambitieuses, comme Tout le long du Mékong, que j’aime beaucoup.


Manuel est assez connue.

Oui, mais sur scène. Même à mes tout débuts, On se bat toujours quelque part, contre la guerre, est passée un peu inaperçue. Finalement, Inch'Allah est la seule chanson ambitieuse qui ait eu un impact populaire, peut-être à cause de la mélodie. Je me demande même si cette chanson n’a pas été prise un peu pour une carte postale...


En France, vous avez eu relativement peu d’interprètes, finalement : Isabelle Aubret (Voyage jusqu'à toi), Serge Reggiani (Théorème), Nadine Faure (Si tu étais), Marcel Amont (Petit soldat s'ennuie)...

Il y en a eu beaucoup plus à l’étranger. Le chanteur belge Arno m’a fait le cadeau de reprendre Les filles du bord de mer. En Allemagne, Udo Jürgens a chanté Le ruisseau de mon enfance. Au Japon, il y a plus de cinq cents versions de Tombe la neige... J'ai été beaucoup chanté en Espagne, aussi. À une époque, les grands succès étaient chantés par tous les interprètes, alors que maintenant, une chanson est liée à un seul interprète, une fois pour toutes.



L'album « Chansons non commerciales », vous l’aviez enregistré avant vos grands succès ?

Après le succès de Sans toi ma mie, j’avais été invité à une émission de la RTB, présentée par Jeannine Cherel et Jean Falize. La première chose que me dit cette dame, c’est : « Vous savez, on vous a invité parce qu’on a été obligés, mais on n’aime pas votre chanson. » C'était en direct, et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai répondu : « Moi non plus, ce n’est pas exactement ce que je voulais faire. » Un peu interloquée, elle me demande si j'ai d'autres chansons. « Oui, bien sûr. » Alors, elle m’a mis au défi de chanter en direct, avec une guitare. J’ai commencé avec Ma chambrette. Elle a paru un peu étonnée : « Vous en avez d'autres ? » « Oui, j'en ai beaucoup comme ça ! » Alors, elle s'est proposée d’en diffuser une par jour. Après l'émission, je me suis attardé dans un studio pour enregistrer, seul en m’accompagnant à la guitare, toutes les chansons que j’avais en tête : Ma chambrette, J'ai raté le coche, Ma tête ou la version originale du Barbu sans barbe, qui était une valse... Devant l’afflux de courrier des auditeurs, l’album est sorti en Belgique sous le titre « Chansons non commerciales ». En France, il s'est appelé « Chansons de mes seize ans ».


Vous avez eu des préfaces très élogieuses de François Mauriac, de Brassens ainsi que de Brel, qui vous avait qualifié de « tendre jardinier »...

Je n’oserais pas prétendre qu’il a fait cette préface uniquement pour moi, je crois qu’il l’a écrite pour tous les chanteurs un peu fleur bleue... J’ai connu Brel parce que nous avions le même imprésario, Charley Marouani, et je l’ai un peu fréquenté, c’était très enrichissant. J’ai également eu la chance de recevoir Brassens chez moi et d’être invité chez lui. C’était un personnage hors du commun, d’une humilité exemplaire. C’est curieux, mais les plus grands que j’ai connus étaient tous humbles, que ce soit Bourvil, Lino Ventura, Georges Brassens ou Jacques Brel... Leur dénominateur commun était l’humilité.


Vous avez connu Bourvil par l’intermédiaire du cinéma. Les Arnaud a été votre premier rôle d'acteur. Qu’est-il arrivé à votre troisième film, L'île au coquelicot ? Il n’est pas sorti ?

On a l'impression d'être aigri quand on raconte ces choses-là, mais voilà ce qui s'est passé. Un monsieur de la Gaumont, qui adorait mon film, devait s'occuper de sa distribution quand il est tombé malade. Il l’a alors confié à un de ses collègues qui, lui, ne l’aimait pas du tout. Si bien que ce film est sorti en plein été... Je suis allé le voir à Toulon au mois d’août. La seule journaliste à l’avoir vu, Danièle Heymann, avait fait un article dithyrambique dans l'Express. Je la cite : « Aux États-Unis, ce film aurait été considéré comme un chef d’œuvre de poésie et de tendresse. En France, attendons le verdict... » Il n’y a jamais eu de verdict. Ça m’a découragé, j’ai laissé tomber.


Dans la chanson actuelle, qui appréciez-vous ?

Parmi les jeunes, j’aime bien Thomas Fersen, en particulier sa chanson Louise, Pascal Obispo. Sinon, j'apprécie Cabrel, Souchon, Lavilliers, Philippe Lafontaine, Maurane, Nilda Fernandez... et j’en oublie certainement beaucoup. Mais quand je veux me ressourcer, je réécoute toujours Brel, Brassens, Trenet, ou Béart, qui a écrit des chefs-d’œuvre.


On ne trouve pas encore une véritable intégrale Adamo...

Ariola Express a sorti, en Belgique, dix albums originaux de l'époque EMI, les six enregistrements studio et les quatre Olympia. Ces CD sont importés en France.


On a beaucoup parlé de la poésie et de la tendresse qui caractérisent vos chansons, mais, et on a peut-être tendance à l'oublier, l’humour est toujours très présent chez vous...

« L’humour est la politesse du désespoir », comme disait quelqu'un, et je pense qu’on peut faire passer beaucoup de choses avec l’humour. Cela étant, je ne pense pas que l’on puisse rire de tout. Il y a eu des débats à ce propos, par rapport à certains humoristes qui sont vraiment très durs. J’aime que mes amis en aient, et parmi les écrivains, j’aime beaucoup Richard Brautigan, un auteur américain d’un humour extraordinaire. J’aime bien les gens qui, face à un problème grave, insoluble, s’en sortent par une pirouette, avec humour. J'aime bien le faire aussi. J'écris des petites choses, en dehors de la chanson, je ne sais pas à quoi ça aboutira. Ce sont des feuillets que, peut-être un jour, je mettrai côte à côte.

Avec l'humour, on risque parfois de tomber dans le cynisme...

Ma chanson Et de l’argent a été qualifiée de cynique dans une critique de Libé. C’est vrai, mais c’est un cynisme auquel tout le monde adhère. Le cynisme est toujours mordant, mais je ne veux pas qu’il fasse mal à quelqu’un en particulier. Ça, je ne le ferai jamais.


« Plutôt que de chanter utile, pour reprendre le titre de la chanson de Julien Clerc, je voudrais être utile, et je peux l’être grâce à l’UNICEF. »


La chanson Sans malice, c’est vraiment vous ?

C'est une de mes préférées. Effectivement, c’est moi, on ne peut plus moi !


Vous revendiquez une certaine naïveté, la faculté à se « faire avoir », même...

Oui, mais j’ai du recul par rapport à ma naïveté. À propos de la chanson Pomme, des amis m'ont dit : « Mais tu ne vas pas chanter ça à ton âge ! » Je me demande ce qu’ils veulent dire par là ! J’ai fait des vers de Brel — « Il nous faudra bien du talent pour être vieux sans être adulte » — ma maxime de vie. Je ne veux pas perdre complètement une certaine fraîcheur d’âme, un certain rapport à l’enfance, et même à mon âge, je ne vois pas pourquoi je ne le ferai pas. C’est un peu l’apanage des artistes d’avoir cette faculté d’émerveillement. J’espère ne jamais la perdre, ne jamais être blasé !


Avez-vous l’impression d’être redécouvert aujourd’hui ?

J’ai peut-être profité de cet engouement pour les années 60, avec les chansons qui se transmettent des parents vers les enfants... En passant du vinyle au CD, par le biais des rééditions, les jeunes les ont découvertes. J'ai connu le même phénomène en Espagne où les jeunes connaissent à présent mon répertoire. C'est inespéré, des chansons qui font une deuxième carrière !


Vous n’avez jamais publié vos textes ?

Il y a eu un Seghers, il y a une vingtaine d'années. Depuis, il y a eu un recueil de poèmes intitulé Le charmeur d’océans, dans lequel j’avais mis quelques chansons. Et l’année dernière, une éditrice canadienne, Anne Sigier, a voulu reprendre certains poèmes et les dernières chansons.


Vous avez avoué, dans l’Événement du Jeudi : « Comme Julien Clerc, j’ai envie de chanter utile. »

Plutôt que de chanter utile, pour reprendre le titre de la très belle chanson de Julien Clerc, je voudrais être utile, et je peux l’être grâce à l’UNICEF. En chantant utile, je suis conscient d’en avoir peut-être ennuyé certains, par un côté un peu moralisateur, mais je continuerai à le faire. Il y a une prise de conscience du show business qui a démarré il y a quelques années avec USA for Africa, qui a continué en France pour l’Éthiopie puis pour l’Arménie. Bien sûr, on peut le faire ponctuellement, mais le but est d’éveiller l’attention des politiciens, des responsables... Nous, les artistes, on essaie de les responsabiliser, sinon les culpabiliser un petit peu...


Vous vous placez un peu dans le même sillage qu'Aznavour et son combat pour l'Arménie ?

Oui, Charles Aznavour mène une action très précise alors que l'UNICEF, c'est pour l'enfance, domaine beaucoup plus large. J'attends la préparation de la nouvelle campagne contre la prostitution enfantine, un fléau terrible que j'évoque dans ma chanson Enfants« Enfants des trottoirs de Manille, enfants vendus comme pacotille ». Sur chacun de mes disques, il y a au moins deux ou trois chansons à thème universel et humanitaire, mais celles-là, elles ne passent jamais à la radio ! Sur l'album « Sur la route des étoiles », il y avait Basta, Quand la liberté s'envole ou Des nouvelles de l'amour et sur le suivant, Alors, marchez et En ton nom.


Ce qui est dommage, c'est que lorsque les radios diffusent la chanson d'un album, c'est toujours la même...

Les gens de radio n’ont plus le temps d'écouter les disques qu'ils reçoivent. Ils ne choisissent plus. Les firmes de disques leur disent : « On souhaiterait que ce soit ce titre-là ». Alors, les radios le passent ou pas. Cette politique entraîne un choix qui est obligatoirement réducteur.


Adamo en chiffres : combien de chansons enregistrées, combien de disques vendus ?

400 chansons en langue française, 90 millions de disques vendus en trente ans, ce qui est une moyenne honorable. J'ai eu de la chance d'avoir des succès dans de nombreux pays.


Y a t-il quelque chose qui a été écrite sur vous dans la presse que vous aimeriez démentir ?

Oui. Beaucoup de journalistes italiens ont écrit que j’avais été mineur avant de devenir chanteur. Je tiens à préciser que ce n’est pas vrai, parce que mon père a fait ce métier très dur de mineur, justement pour m’éviter d’y aller.

Propos recueillis par Raoul Bellaïche

et Colette Fillon à Paris.

Merci à Muriel Rouaux.


Interview parue dans le n° 21 de JE CHANTE (1997), numéro toujours disponible.

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