JE CHANTE ! — Que représente pour vous ce nouvel album ?
GÉRARD BERLINER. — Une renaissance artistique et physique, parce que c’est la première fois que je me trouve dans un contexte professionnel, avec la possibilité de travailler, et Dieu sait si c’est important d’avoir des professionnels autour de soi dans ce genre d’entreprise. J’ai rencontré des gens qui prennent soin de ma santé morale et physique.
Pourquoi, avec ce sixième album, être revenu avec Frank Thomas ?
C’est un auteur que j’admire plus que tous les autres. Il y a une osmose totale entre ce qu’il écrit, sa poésie, ses idées, et ce que je ressens. Quand je chante les textes de Frank, il y a quelque chose de très fort qui m’habite. On n’a jamais cessé de travailler ensemble, mais on a été un peu découragés par le fait que ça marchait moins bien. Pendant quelque temps, on s’était séparés et là, la vie nous a à nouveau rapprochés.
Quels sont vos modèles dans la chanson ?
Mon modèle, c’est vraiment Jacques Brel. Pour moi, ce n’est pas un chanteur, c’est quelqu’un qui prolonge sa vie au travers des chansons. Il a un grand talent d’écrivain, de musicien, d’interprète, un grand talent d’homme, et une gestuelle, une mise en scène qui reste inégalable et inégalée. Pour moi, ça commence et ça s’arrête là. A côté, il y a des chanteurs qui ont bercé toute mon enfance et que j’aime parce qu’ils ont fait des chansons merveilleuses, comme Charles Aznavour ou Salvatore Adamo. J’ai adoré Inch’Allah et tout ce que faisait Adamo à cette époque-là. J’aime aussi beaucoup des chanteurs comme Léo Ferré, Barbara, Souchon.
Vous avez enregistré deux hommages à Ferré dans vos derniers disques, dont un après la mort de Léo.
Frank et moi, on aimait beaucoup Léo Ferré, sa violence, sa poésie, sa manière d’être, complètement unique. Je l’ai vu plusieurs fois, notamment au Théâtre des Champs-Elysées. Il était tout seul, et j’ai vu quelle communication il offrait aux gens. Une petite anecdote : j’avais chanté Le temps du tango dans une émission de télévision, et j’avais été contacté par Jean-Roger Caussimon, puis par Léo Ferré. Ferré avait trouvé ça très bien et il m’avait dit, avec cette voix extraordinaire qu’il avait : « C’est bien, petit, c’est bien ! » Ça marque, ça touche.
Par rapport aux artistes de votre génération, vous avez un univers inhabituel dans la chanson. Comment est-ce que vous le définiriez ?
Actuellement, je suis en train de lire un livre sur Victor Hugo. Un jour, Hugo a rencontré une femme qui lui a dit : « Je suis peuple ». Et jusqu’alors, il croyait que lui aussi était peuple. Elle lui a expliqué qu’il ne l’était pas, que c’était un bourgeois qui vivait dans un monde fermé. Elle l’a emmené voir le peuple, et il est devenu un auteur populaire dans le sens où il a commencé à voir ce qui se passait dans la rue. Donc, je me définis comme un chanteur populaire, proche de la rue. Je n’ai pas du tout envie de faire du cinéma ou des simagrées, parce que mon métier, c’est les gens et j’ai envie de leur faire plaisir.
Dans les chansons de Frank Thomas, on retrouve cet univers de la rue, dans Le chant du boulanger, par exemple.
Dans Le chant du boulanger, je trouve très belle la manière dont il a utilisé le symbole du pain. C’est une chanson humaniste qui m’a tout de suite plue.
J’ai tant besoin d’accordéon est aussi un texte très coloré.
C’est une chanson que j’avais déjà enregistrée et que j’ai voulu refaire parce qu’elle n’avait pas eu sa chance et je pressens qu’elle a quelque chose. Quand il dit : « Tous les Golstein, les Papazian / Et les Ben-Séoud de Bell’ville / Je vous aime tous les nouveaux frères /Avec vos couvertures pendues / Sur vos épaules étrangères... », c’est une vision universelle de l’homme, pas une vision sectaire. Cette chanson me plaît énormément parce que c’est la vision que j’ai aussi. Ce que j’aime dans les chansons de Frank, c’est qu’en dessous du texte, il y a toujours un petit message philosophico-humaniste, très discret.
Vous discutez avec lui du thème des chansons ?
Un peu, mais c’est un auteur à part entière. Disons que je peux faire un choix dans ce qu’il m’envoie. Il m’envoie toujours beaucoup de textes et parfois, je coupe un peu pour que ça rentre dans une chanson, parce qu’il peut écrire huit pages sur un thème. Parfois, je fais donc un petit montage. Mais les idées réelles, c’est lui qui les a, pas moi. Dans cet album, j’ai essayé de faire une chanson tout seul, paroles et musique, mais j’ai une grande conscience de ce qu’est un auteur. Je m’aperçois à quel point ils sont importants, et à quel point ils peuvent faire vivre leurs interprètes. J’ai beaucoup de respect pour les auteurs.
Barbelivien vous avait écrit une chanson. C’était occasionnel ?
Il m’avait écrit une chanson sur Ferré, justement. J’ai été séduit par la personnalité de Didier Barbelivien qui ne correspond pas à l’image qu’il donne aux gens. C’est quelqu’un de très, très sensible. Lorsque je suis allé le voir chez lui, j’ai vu qu’il avait énormément de cassettes et qu’il adorait aussi Aznavour. Finalement de fil en aiguille, on a beaucoup parlé, et il m’a dit : « Je vais te faire une chanson. » J’ai été très content de l’avoir fait.
Comment est né cet album ?
D’abord avec un pianiste, Gilbert Sigrist, avec qui je vais chanter sur scène. On a réalisé des maquettes avec lesquelles on a fait le tour de toutes les maisons de disques. Elles ont toutes dit non. La dernière que j’ai vue, c’était Une Musique, qui a dit oui. Gérard Davoust et Charles Aznavour me produisent avec Une Musique, et c’est le contexte idéal. C’était le dialogue que j’attendais, les gens que j’attendais, la sensibilité que j’attendais dans les rapports humains, dans la conception professionnelle que l’on peut avoir des chansons. Tout ce que j’entrevois est fait exactement dans l’esprit dans lequel je le vois et je pense que j’ai eu une très grande chance que les autres m’aient dit non. Si j’avais signé ailleurs, je n’aurais jamais eu ce contexte idéal dans lequel je me trouve aujourd’hui. Ensuite, l’enregistrement s’est fait avec le concours de deux arrangeurs, Bernard Gérard et Jean Musy. On a été à Prague faire les violons, et tout s’est réalisé dans la joie et la bonne humeur, très rapidement parce qu’on était tous d’accord.
Il y a de belles mélodies, très marquantes.
Les remarques qu’on m’avait faites dans les autres maisons de disques, c’est qu’il n’y avait pas de mélodies dans mon album. J’ai souffert avec les maisons de disques !
Vous avez fait deux disques avec Flarenasch.
Oui, mais je me suis séparé de Flarenasch parce qu’ils ne faisaient jamais de promotion après la sortie de mes disques. Je ne suis pas très content des arrangements des Amants d’Oradour. Je vais la faire sur scène au Casino de Paris en m’accompagnant au piano. Il y a des chansons que je ne peux pas transmettre, même à un grand musicien. Il y a des accidents ou des maladresses qu’un musicien professionnel ne peut pas laisser. Par exemple, je coupe deux temps dans une mesure, ou trois temps, parce que je m’appuie sur l’intelligence du texte. Pour un musicien professionnel, ce n’est pas évident.
Vous avez commencé très jeune. Dans quelles circonstances avez-vous fait votre premier disque ?
J’étais figurant à la SFP. J’installais les chevalets, les partitions et je devais donner le micro aux chanteurs. Dans les couloirs, il y avait des grands pianos magnifiques, des Steinway, et systématiquement, entre deux pauses, j’attirais les chanteurs et je leur jouais ce que j’avais fait. Ils étaient très gentils avec moi, jusqu’au jour où un type est arrivé et m’a dit : « Toi, tu as tellement envie de chanter que je vais t’aider et te produire ton premier disque. » Il s’appelait Michel Handson et était compositeur. Il m’a présenté à Jacky Rault qui était producteur. Ce premier disque n’a pas marché, mais par contre, en 1974, j’ai fait le Tour de France de la chanson avec Georgette Plana et Europe 1 et j’ai chanté Pour toi je veux vivre tout l’été. Ensuite, on en a fait deux autres, La vie à vingt ans et L’amitié après l’amour. Ça a mieux marché. Mais on ne m’a réellement connu qu’en 1982, avec Louise. Objectivement, je crois que c’était ma meilleure chanson.
Comment avez-vous rencontré Frank Thomas ?
Mon oncle n’arrêtait pas de me dire : « Viens, je vais te présenter un auteur de chansons... ! » Moi, je m’en foutais, je voulais écrire mes chansons. Et puis j’ai fini par le rencontrer, je lui ai montré ce que je faisais, et il m’a proposé de venir voir ses textes. Je vais chez Frank Thomas un vendredi matin à 9 heures, il me lit Louise. Je prends le texte, et le dimanche matin suivant, je me lève, je prends mon café et je compose Louise en deux heures. Le lundi matin, à 7 heures, avant la séance de Jeanne Moreau en studio, je montre la chanson à Roland Romanelli et à 9 heures, c’était terminé. Jeanne Moreau arrive et dit : « Elle est magnifique, cette chanson ! » À partir de là, tout a été magique, sauf le parcours des maisons de disques où, encore une fois, tout le monde m’a dit non. Carrère est le seul qui m’ait dit oui.
Qu’est-ce qu’elles vous disaient, ces maisons de disques ?
C’était horrible, ce qu’on me disait ! Quand vous envoyez une bande dans une maison de disques et qu’on vous la retourne d’une manière complètement anonyme, vous vous dites : « Ma chanson doit être complètement naze, ou alors ils n’ont rien compris, etc... » Mais là, ce n’était pas le cas. Ils me faisaient revenir et me rendaient la bande en pleurant : « C’est une des plus grandes chansons qu’on a entendues » ou « Je ne sais pas comment te dire, Gérard, on ne la sort pas, mais c’est tellement beau »...
Et moi, je repartais avec ça, j’étais crucifié. J’étais sûr de ma chanson, je l’aimais ! Jusqu’au moment où Frank Thomas a téléphoné à Carrère qu’il connaissait. À trois heures il l’appelait, à trois heures et quart, il était chez lui, à trois heures et demie ils me cherchaient dans tout Paris, et à cinq heures et demie, j’avais signé mon contrat avec Claude Carrère. Il m’a dit « Tu es Piaf au masculin. » Il aimait beaucoup mes chansons. Son goût personnel, c’est plutôt les chansons rive gauche, à la guitare. Louise a eu un destin d’autant plus extraordinaire que c’était la face B du disque. En face A, c’était Le tendre. Je crois que tous les gens de la maison de disques ont eu un choc émotionnel en écoutant cette chanson, et ils ont tout fait pour que ça marche. Annie Markhan, l’attachée de presse, s’est battue bec et ongles pour imposer cette chanson. Et même dans les radios, ça n’a pas été toujours facile. J’ai eu l’appui d’auditeurs qui leur demandaient la chanson, sinon, ils ne la passaient jamais. Et ensuite, on l’a entendue très souvent à RTL ou Europe 1. J’en ai rêvé pendant dix ans de me réentendre à Europe 1 et RTL...
Le 33 tours qui a suivi Louise a bien marché. Vous n’avez pas eu peur de vous cantonner dans une certaine image ?
Il y a deux manières de voir les choses. La première, qui est celle que vous évoquez, et la deuxième, qui aurait été de tout changer, de tout casser. Si j’avais fait ça, on m’aurait dit : « Mais tu es un vrai con ! Tu as une équipe qui marche, tout va bien, et tu changes ! » Moi, j’ai pris le parti de rester avec les gens que j’aimais, qui m’avaient donné ma chance, et je n’ai pas changé. J’ai continué à avoir confiance en eux. À l’époque de Louise, Jean-Louis Dabadie m’avait proposé de travailler avec lui, mais j’ai refusé, je voulais rester avec Frank. On avait constitué une véritable association artistique, c’était un cheminement. Ce n’est que par la suite que je me suis aperçu que je me cantonnais dans un certain style de chansons qui, à plus ou moins long terme, allait m’être fatal et que je n’avais pas l’ouverture que j’ai réussi à avoir, je pense, dix ans après. Finalement, ce parcours pour remonter la pente a été encore plus merveilleux et plus jouissif que si ça avait continué. J’ai connu la lumière, elle s’est éteinte, je suis à nouveau à sa recherche et je la vois briller au bout, et comme disait Sacha Guitry : « Le meilleur moment, c’est quand on monte l’escalier. » En ce moment, je monte l’escalier et c’est une sensation fantastique.
Pendant cette éclipse de quelques années, qu’est-ce que vous êtes devenu ?
Une dépression totale, à tous les niveaux, familial, affectif... J’étais désespéré. Je chantais mes chansons en marchant dans la rue, je me faisais pleurer tout seul, et je me demandais quelle connerie j’avais bien pu faire pour qu’on ne me donne plus la chance de pouvoir chanter mes chansons aux gens. J’ai souvent fait des conneries, jusqu’au jour où je me suis recentré, j’ai arrêté de m’éparpiller. J’ai réécouté Brel et Aznavour, j’ai écouté leurs voix, leur force intérieure et tout ce qu’ils avaient écrit, et ils m’ont donné le courage de me reprendre. J’ai repris confiance en moi, dans ma voix, et je suis reparti au front.
D’autres peuvent abandonner...
Il y a des artistes que personne ne connaît. J’en connais un qui s’appelle Guy Narboni. Il avait enregistré un album sublime produit par CBS. Il chantait : « Mais non, la vie ne s’en va pas, c’est un rêve / Mais non, ce sont les marchands d’illusions... » J’ai cherché ce type partout, je l’ai retrouvé sur une montagne, il gardait des brebis. Je lui ai dit : « Après cet album, tu as arrêté !!! » Il m’a répondu : « Oui, je n’avais plus la force. »
On peut continuer sans se compromettre ?
Il y a des gens qui viennent vous voir en vous disant : « Ça y est, tu es foutu, tu es rentré dans le système. » Oui, il y a un système, mais il est extraordinaire parce qu’il n’aboutit qu’à une seule chose : vous pouvez faire entendre vos chansons à la radio et à la télévision. Il ne s’agit pas de baisser son froc à tout bout de champ, mais il y a un ordre des choses, effectivement. La chanson, c’est une profession, il y a des gens qui diffusent des disques, d’autres qui en fabriquent, d’autres qui en produisent, etc... C’est une corporation, c’est un métier. Donc si c’est ça rentrer dans le système, je rentre dans ce système-là. Après, dire des conneries ou pas à la télévision ou aux journalistes, c’est suivant si on est con ou intelligent. Je ne refuse pas le système dans lequel je suis, parce qu’il n’y a pas de compromissions comme beaucoup le croient. Par exemple sur ce disque, on m’a laissé faire de A à Z ce que je souhaitais. J’ai présenté vingt chansons, on en a sélectionné douze et j’ai eu les meilleurs arrangeurs, les meilleurs studios. Il n’y a pas de compromissions. La seule chose que j’ai demandé c’est de ne pas chanter en play-back à la télévision.
Pourquoi n’aimez-vous pas le play-back ?
Parce que je ne sais pas le faire. Et puis, je pars du principe que lorsque l’on va chez les gens à huit heures du soir, même si on la voix enrouée et qu’on n’a pas une bonne tête, il ne faut pas tricher et donner au public l’apparence de la chanson qui se trouve sur le disque. La chanson du disque, c’est autre chose, elle a sa vie toute seule. Le public veut que vous lui donniez, au moment où il vous voit, le meilleur de vous-même. Alors le play-back, c’est pas possible ! C’est comme si on parlait aux gens en mimant. Mon but n’est pas de vendre des disques, c’est de communiquer avec les gens qui écoutent ma chanson.
Qu’est-ce que vous avez fait comme spectacles ?
J’ai fait un mois avec Juliette Gréco à l’espace Cardin. C’était formidable. J’ai chanté quarante-cinq minutes. Ensuite, j’ai fait beaucoup de spectacles avec Roland Romanelli à travers la France. Il y a deux ou trois ans, j’ai fait l’Aktéon et le Théâtre Trévise pendant un mois chacun. Ça avait très bien marché.
Avec quelle formule sur scène ?
À l’Aktéon, qui est un tout petit théâtre, j’étais avec Gilbert Sigrist, et au Trévise, j’avais deux ou trois musiciens. Au Casino de Paris, je reviens avec un piano acoustique, un accordéon, un percussionniste et quelques notes de synthé.
Dans la préface, vous parlez d’une force qu’on vous a enlevée. Vous faites allusion à quoi ?
Au fait que lorsque j’ai fait Louise, j’avais une force intérieure incroyable et je ne sais pas par quel concours de circonstance, cette force m’a été enlevée. En tout cas, je ne l’avais plus. Et si un jour cette lumière revient en moi, j’espère que plus rien ne me l’enlèvera.
Propos recueillis par Raoul Bellaïche,
le 28 septembre 1994 à Paris
• Entretien paru en 1994 dans le n° 16 de JE CHANTE (numéro épuisé).
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