Le parcours d’Anne Sylvestre laisse songeur... Voilà une jeune femme qui débarque dans la chanson en pleine vague « typico-italienne » (Dalida et Marino Marini triomphent), qui amorce une carrière respectée dans l’équipe la plus prestigieuse du moment (l’ « écurie » Canetti-Philips) et qui, malgré un début de reconnaissance publique (un succès : Mon mari est parti, l’Olympia, Bobino), subit brutalement, comme beaucoup de ses « semblables » (Anne, dixit), le contrecoup de la révolution yéyé...
Un producteur indépendant, Gérard Meys, la remet en selle dans l’immédiat après-68, le temps de trois albums. Et c’est une longue traversée du désert qui l’attend jusqu’en 1973, l'année où un Sicilien, passionné de marionnettes, décide, à la seule lecture de ses textes, de louer le théâtre des Capucines pour qu’elle puisse chanter ses nouvelles chansons... Depuis cette « résurrection », Anne n’a plus connu de traversée du désert, même si la fidélité du public ne lui fait pas oublier l’ignorance flagrante dont continue de faire preuve à son égard une partie de la profession...
Beaucoup de pudeur dans l'écriture et de dignité dans l'expression, une écriture d'une grande rigueur (« jupons » mis à part, on ne l'a pas comparée à Brassens pour rien !), mais aussi un grand sens mélodique et une élégance musicale que sert admirablement François Rauber avec ses arrangements.
Avec un répertoire de près de quatre cents chansons, Anne Sylvestre témoigne bien de son époque. Sans en avoir l'air, sans élever la voix et sans effet d'annonce, mais avec les mots qu'il faut. C'est peut-être cela la manière Sylvestre.
Dans Le 9ème Art, ouvrage, paru aux éditions Vokaer, à Bruxelles, en 1978, Angèle Guller écrivait : « Sans Anne Sylvestre, manquerait-il à la chanson d'aujourd'hui quelque chose d'important ? Je réponds oui. Sans hésiter. » Nous aussi !
À quelques exceptions près, les femmes associées à la chanson dans la première partie de ce siècle ont toujours été des compositrices : Mireille, Marguerite Monnot, Gaby Verlor... Celles qui écrivaient, disaient quelque chose ont mis du temps à parvenir à se faire entendre...
« Je crois que c’est parce que, longtemps, explique Anne Sylvestre, les interprètes femmes chantaient des chansons qui étaient écrites par des hommes. Barbara et moi sommes arrivées à peu près à la même époque. Toutefois, dans les cabarets où je suis passée, j’ai connu plusieurs filles qui écrivaient leurs chansons et qui les chantaient. Et puis elles ont abandonné quand elles ont eu des enfants. Eh oui ! Elles se sont mariées, sans doute, et peut-être que les maris n’ont pas aimé qu’elles fassent ce métier ? À l’époque de mes vingt ans, j’avais vaguement fréquenté un garçon qui m’avait carrément dit : ”Si on se marie, tu arrêtes de chanter !” Je ne l’ai pas vu longtemps... Donc, ce n’était pas très possible, à moins de se marier dans son milieu, le milieu artistique. Et lorsqu’on avait des enfants, il fallait être un peu plus imaginative que les autres et s'organiser davantage... Beaucoup de garçons auteurs-compositeurs-interprètes avaient une femme institutrice qui faisait ”bouillir la marmite” et s’occupait de l’intendance pendant qu’eux chantaient... »
Anne n’aura pas ce choix à faire, l’idée de ne pas continuer son métier d’artiste ne l’ayant jamais effleurée... « Ce qui, dans les premières années, aurait pu me faire abandonner la chanson, c’est que je ne voie pas d’évolution, que ça ne marche pas. Même le trac n’a pas réussi à me faire abandonner la chanson ! Non, il n’était pas question d’abandonner parce que j’avais un enfant et un autre après. Ce qui n’est pas simple. Je me souviens d’une année où ma fille n’a pas été acceptée à la cantine sous prétexte que je n’avais pas un travail régulier et de jour... Le soir, je me couchais très tard et tous les matins, je me levais pour les envoyer à l’école. J’aurais aimé mettre Alice, l’aînée, à la cantine pour ne pas la faire revenir à midi et repartir, mais on m’a demandé quel était mon métier. ”Ah non, madame, vous êtes là à midi, vous pouvez donc leur faire à manger.” Mes deux maris étant musiciens, le problème s’est toujours posé pour moi. À la naissance de ma seconde fille, Philomène, j’ai pris un appartement assez grand pour pouvoir loger une fille au pair, qui s’occupait des enfants pendant que nous étions en tournée. »
Les débuts officiels d’Anne Sylvestre se situent en novembre 1957 à La Colombe. C’est dans la petite salle de ce cabaret-restaurant du quatrième arrondissement qu’elle affronte son premier public. Affronte, d’ailleurs, n’est pas une figure de style... « J’avais un trac épouvantable ! Tous les soirs, je pleurais en sortant de là, en me disant : ”Je n’y retournerai pas, je ne veux pas !” À La Colombe, les vedettes de l’époque étaient Guy Béart, Hélène Martin... Je me disais que je ne serai jamais comme ça... Je voulais toujours chanter, mais mon objectif a toujours été de devenir quelqu’un qui ne ressemble à personne d’autre. J’avais un magnétophone et je m’écoutais pour essayer de gommer de ma voix tout ce qui pourrait rappeler quelqu’un d’autre... »
En 1958, si les femmes interprètes sont légion (Gréco, Patachou, Jacqueline François, Colette Renard, Annie Cordy, Dalida, Piaf, Gloria Lasso...) au hit-parade, qu’en est-il des ACI femmes ? Si Barbara enchante les soirées du cabaret L’Écluse, elle n’en est pour l’instant que « la chanteuse de minuit »...
« Je pense qu’on n’était pas très nombreuses... Ce qui m’a encouragé dans la chanson au départ, ça a été la présence de Nicole Louvier, une fille qui avait sensiblement mon âge, qui écrivait ses chansons et les chantait. Elle enregistrait des disques et passait à la radio. Je me suis donc dit : ”Ça existe !” Sinon, les seuls autres modèles, c’était quand même Brassens et Leclerc. Il fallait avoir assez conscience de sa singularité, avoir envie d'écrire des chansons et de les chanter pour commencer à le faire ! Mais en fait, je n’ai pas eu de modèles, pas plus Mick Micheyl que Nicole Louvier, encore que ce que faisait Nicole Louvier était ce qui se rapprochait le plus de ce que je ressentais... J’avais une vingtaine d’années et je m’avançais sur la pointe des pieds... Au départ, j’écrivais certaines choses, comme ça, que je me chantais pour le plaisir, dans la salle de bains parce que ça résonnait mieux... Ma jeune sœur et mes parents m’écoutaient, mais je ne projetais pas du tout de carrière. Plus exactement, je ne savais pas du tout comment ça se passait et ce qu’il fallait faire. »
Concrètement, comment les chansons d’Anne Sylvestre sont-elles passées de sa salle de bains à la scène de La Colombe ? « J’ai fait la rencontre d’un garçon qui s’appelait Yann Bérriet. Ce n’était pas un professionnel, mais il chantait souvent à La Colombe. Comme il faisait aussi du bateau à voile, je l’ai rencontré à l’école des Glénans [une école française de voile située dans le Finistère]. J’avais emporté avec moi une guitare absolument innommable et dans les veillées, je chantais quelques chansons à moi, des essais, des brouillons que j’ai abandonnés pour la plupart. Les copains m’ont encouragée (” Tu ne devrais pas garder ces choses-là dans un tiroir... ”), mais il faut dire que les copains sont souvent d’une indulgence coupable ! Il me semble avoir toujours eu un peu de sens critique... »
Yann Bérriet lui conseille d’appeler Michel Valette à La Colombe, elle laisse passer une année avant de le faire. « Mais même à ce moment-là, je ne voyais pas une carrière commencer. Je suis arrivée à La Colombe sans savoir me maquiller, j’ai appris à chanter sur le tas, on chantait sans micro, on était bien obligé de se faire la voix... » À son répertoire, Anne a une dizaine de chansons, même si elle n’en chante que quatre, en début de programme, notamment Porteuse d’eau, Histoire ancienne et Maryvonne.
C’est Guy Béart, vedette de La Colombe, qui alerte Jacques Canetti sur cette jeune fille timide et traqueuse. Canetti l’engage et lui fait enregistrer son premier disque dans le cadre de l’opération « Trèfle à quatre feuilles - Opus 109 bis », qui voit aussi les débuts de Roger Riffard, Jean-Pierre Suc et Pierre Brunet. Curieusement, Anne n’a pas eu à entreprendre le parcours du combattant de l’époque, avec son lot d’auditions publiques et ses « on vous écrira »... « Je n’ai pas passé beaucoup d’auditions, parce que je n’aimais pas ça. Mais en même temps que Philips et Jacques Canetti, j’avais été voir la maison de disques Barclay où on a voulu me cantonner dans un répertoire plus humoristique. Peut-être recherchaient-ils quelque chose d’un peu plus équivoque... Heureusement, je ne suis pas tombée dans ce piège ! »
Raoul Bellaïche
Article publié dans Notes, la revue de la SACEM (1999).
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