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Fred Mella, la voix chaude et tranquille de nos dimanches ouvriers


La disparition de Fred Mella me touche, parce que c'est un visage et une voix de mon enfance, de ma vraie et fausse famille, disons première et seconde famille, qui s'éteignent. Ceux qui n'ont pas vécu les années 55-65 ne peuvent comprendre à quel point ce groupe-là était, si j'ose dire, nos... Beatles des 50 (pour paraphraser Mouloudji), en tout cas ceux de nos parents. Etant donné leur nombre, leur productivité, leur omniprésence (ils reprenaient quasiment tout, et parfois n'importe quoi, jusqu’à transformer le Yellow submarine des vrais Beatles en… Sous-marin vert, pour rimer avec la mer !), c'étaient les artistes les plus exposés, les plus présents de cette époque, adulés des uns et abhorrés des autres, mais in-con-tour-na-bles. Pas une heure sans les avoir à la radio, puis à la TV (mais c'étaient surtout des « gens de la TSF », véritable bande son de nos vies d’alors), pendant 20 ans, pour ne parler que de leurs années fastes !

Et Mella était naturellement leur porte-parole, leur ambassadeur de charme, leur visage et leur voix, l'un des rares chanteurs à savoir sourire en chantant ou chanter en souriant, comme on voudra, et avoir l'air sympathique et sincère à cause de sa chemise ouverte, bien plus importante pour moi que celle de BHL des années plus tard ! Ah la chemise blanche de Frédo, son éternel sourire en coin (gauche), sa petite taille ponctuant si justement celle, très haute et élancée, de Jean-Louis Jaubert, alias Monsieur Piaf. Enfin, pourquoi ne pas le rappeler, ces « Compagnons » méritaient bien leur nom d'artisans modèles, comme ceux du tour de France: ils chantaient bien, juste, haut, sans aucune fausse note ni transgression, et incarnaient cette génération fraternelle issue des congés payés et de la Résistance, bonnes gueules bien frenchies venues de Bretagne, du Languedoc, d'Auvergne et d'ailleurs : une équipe de France avant la lettre, presque angélique avec ses reprises du folklore, en écho à celles de Verchuren, Aimable and co, avec « la Môme » comme Madelon, qui les avait couvés, accouchés, initiés, en même temps que Montand. Ses années « pygmalionnes ».

Certes, il n'y avait pas une once de jazz, de rock, de brésilien, de swing dans leur répertoire, mais qu'est ce qu'ils étaient rassurants, conviviaux, apaisants avec leurs harmonies réglées au cordeau, leurs adaptations bien troussées (souvent par Jean Broussolle, lui-même membre de cette singulière académie des 9), leurs ballades veloutées à toute épreuve, leurs bouilles et tenues bien propres, leur éternelle photo de famille sur les plateaux, chacun à sa place, en ordre de marche, le doigt sur la couture du pantalon, bref, qu'est-ce qu'ils faisaient du bien et ne disaient jamais du mal de personne.

Le rock ? Connais pas ! La bossa ? Késako ? Le folk ? À leurs débuts et en version française, façon troubadours. Mais quand ils te balançaient Vénus ou Telstar, Le marchand de bonheur ou Qu'il fait bon vivre, Le galérien ou Le bleu de l'été, Bras dessus bras dessous, Allez savoir pourquoi ou Fais ta prière, Tom Dooley, tu les gardais en toi, en mémoire et en cœur (et en chœur !) pour la vie, les siècles des siècles. Datés dès leurs débuts jusqu’à en devenirs intemporels, véritables compagnons de nos vies en herbe bien avant l’arrivée des « copains » et autres groupes yéyé, ils n’avaient en fait pas d’âge, et pouvaient même changer de membres sans qu’on y prête attention (cf « Gaston », ex saxo de Cloclo qui intégra plus tard la belle équipe avec sa moustache à la Groucho).

Toute ma vie, j'ai racheté leurs 45 tours et 25 cm en quadrichromie flashy comme on remonte le temps, comme on feuillette son propre album de famille, à la recherche d’un coin de paradis connu de nous seuls, sur fond de formica et linoleum. Pas toujours invités au salon, et encore moins en surboum, ils trônaient, si j’ose dire, dans toutes les cuisines et distillaient la bonne parole à nos aînés, et surtout nos aînées : ils savaient parler, chanter aux femmes. Jamais on n’en aurait convenu en public, mais les écouter, même des années après, suffisait à rallumer la flamme, réchauffer nos cœurs au souvenir d’un âge d’or, quand ce monde allait de soi et qu’on sifflait encore sur les échafaudages. Fred Mella, dont je découvris plus tard au fil de mon propre parcours combien il aimait Brassens, Aznavour et De Gaulle, a définitivement 30 ans et toutes ses dents dans ma tête, et moi, j'ai toujours 8 ans quand je l'entends, une Aronde et une Caravelle en flash-back, un Radiola et un bon vieux Kodak à portée de main, de rêve.

Ce petit homme m'a fait du bien, avec son sourire, sa « banane » un peu ridicule, ses traditionnelles mains dans le dos d’enfant sage, ses rivières d'eau de rose et sa paupière droite plus haute que l'autre lorsqu'il montait d'un octave (sic), et ce n'est pas fini ! Respect, Frédo, même si tu tenais parfois du premier communiant de la chanson, et si tu n’as pas révolutionné le neuvième art, tant s’en faut. T'étais mon Vic Damone, mon Andy Williams, mon petit Sinatra des F3 et des Dinah Panhardt, la voix chaude et tranquille de nos dimanches ouvriers, l'ange fugace de nos jardins de curés : je vous parle ici d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent bien sûr comprendre, bien avant les boy's bands et star académiciens. Ce n'est pas toi que Libé mettra en une, demain, Fred, et France 2 a poussé ce dimanche soir le vice jusqu’à programmer aux infos de 20 heures un reportage sur… les poux (si, si !), entre deux marronniers, mais pas un mot sur toi (alors qu’hier soir, ils rendaient hommage à feu Éric Morena !), mais t'es à la mienne, de une, en pleine page et en capitales ! Puisse la sympathique Angèle, interviewée longuement au même journal de Delahousse, durer aussi longtemps que vous l’avez fait, les gars : je suis sûr que, pour sa part, Dieu (s’il existe) reconnaîtra les siens en te voyant arriver, aux lèvres une chanson brillant comme un sourire, et te conduira en bonne place, entre Charles et Édith comme il se doit. R.I.P.

Pierre Achard

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