L'écoute d'un disque du chanteur Atahualpa Yupanqui, à l'âge de douze ans, lui donne envie de connaître l'Argentine. On lui propose d'y tourner un film, elle accepte, moins par amour du cinéma que pour voir du pays... Chanteuse, elle enregistre avec Los Incas et gardera longtemps l'étiquette de « chanteuse folklorique ». Marie Laforêt vient de publier chez Une Musique un CD avec onze nouvelles chansons dont elle est l'auteur.
Avec Richard Toll, sur votre nouveau CD, vous prenez le train de la world music ?
Non. Les artistes voyagent énormément, ce sont des plaques sensibles qui s'imprègnent naturellement de l'atmosphère d'un pays, de son langage, de sa manière de penser, de rire, d'écrire, de peindre... Nous sommes des éponges, extrêmement goulues. Une fois pressées, l'eau que l'on a absorbée n'est pas un « à la manière de » : c'est quelque chose que l'on a senti tout comme les gens du pays... Richard Toll est le nom d’un petit village au nord-est du Sénégal. Et la musique est celle qui vient naturellement en tête quand on se trouve en Afrique.
Comment avez-vous fait connaissance avec cette région ?
Tout à fait par hasard. Mon premier voyage a été pour l’Argentine et à cette époque, c'était toute une entreprise, parce que nous avions des escales un peu partout : Lisbonne, Dakar, Recife, Rio, Montevideo, Buenos Aires. Par la suite, j'ai fait le tour de l’Amérique Latine. C’était mes vacances, la récompense aux films que je faisais. Ils ne m’amusaient pas forcément, mais c'était un moyen de gagner ma vie et, surtout, la possibilité de repartir dans ces pays, d'aller m'immerger dans cette culture qui, en fait, est beaucoup plus européenne qu’on ne l’imagine. Des écrivains comme Alejo Carpentier ou Garcia Marquez sont des auteurs imprégnés de ce qu’a été l’Europe d’avant-guerre, une Europe avec peut-être plus de vigueur, plus de santé, plus d'excès...
Et à chaque escale, vous repiquez...
La première fois, je me suis arrêtée trois jours à l'escale de Dakar. La fois d’après, j’ai poursuivi mon voyage un peu plus loin, il n’y avait pas de route encore à cette époque, c’était vraiment la brousse. J’ai découvert ce pays et je dois dire que c'est devenu un lieu de villégiature très courant. Avec mes enfants, nous y avons passé les vacances pendant des années. Les moments où l'on pense que je ne fais plus rien, que je suis peut-être... morte, ce sont les moments où je vais me recharger... Quel que soit l'endroit où je me trouve, je m’imprègne de choses qui serviront, par la suite, à meubler un itinéraire artistique qui se peuple d'images, de sensations, de nourritures, même... Ce n’est pas du temps perdu, c'est un bon investissement.
Ces dernières années, vous étiez partie vous « recharger » intellectuellement ?
Oui, quoique, intellectuellement, je ne me décharge jamais complètement, il ne faut pas exagérer (rires) ! C'est vrai que je tourne beaucoup en Italie, ce que l'on ne sait pas forcément en France...
Culturellement, j’aurais dû dire...
Même culturellement, je ne suis jamais démunie, faut pas croire... En fait, je me charge de plein de choses. Comme une anémone de mer.
Vous avez chanté dans plusieurs langues : italien, espagnol, japonais... Cela vous était demandé par vos maisons de disques ?
Oui, parce qu'il y avait un public en Italie, en Amérique du Sud, en Espagne. Comme je parle ces langues, ça ne me pose pas franchement de problème. Je parle moins bien le japonais, je dois le dire (rires), mais c'était une demande d'un producteur japonais.
En japonais, vous avez chanté Tu fais semblant. Vous vous souvenez de ce titre ?
Pour tout vous dire, je ne m'en souviens pas. Je crois qu'il vaut mieux que je ne me souvienne pas, d'ailleurs (rires) !
Genève... ou bien est le premier titre de votre nouveau disque. C'est un clin d’œil à la langue suisse ?
À la manière de penser suisse, plus exactement. Genève est une ville que je connais bien parce que cela fait quatorze ans que j'y habite. Cette chanson m'est venue spontanément, comme si elle avait été écrite il y a déjà longtemps et que je n'avais plus qu'à recopier un manuscrit inconscient qui avait déjà été calligraphié minutieusement... À Genève, j’apprécie plein de choses : les saisons qui passent, les gens, la courtoisie, le silence, la qualité de la vie. J’aime cette ville.
En quatorze ans, vous avez sûrement eu la possibilité de vous « imprégner » du mode de vie de la région.
Inconsciemment et consciemment. Plus on vit à Genève, et plus on se sent responsable de cette ville, plus on y fait attention, plus on est courtois avec ses voisins. Tout le monde se dit bonjour, se connaît. Dans le quartier de la vieille ville, on veille à ce que les rues soient balayées, que le coin reste propre et joli... C’est notre maison commune. Tout en bas de chez moi, il y a une maison de quartier où l'on se réunit une fois par mois. Chacun amène des nouilles, de la soupe, on se retrouve, on se côtoie. Il y a une manière de voisinage qui n'existe plus du tout en France, et qui est vraiment quelque chose de très sympathique. C’est très chaleureux, c'est de l'entraide, ça n’a rien de péjoratif. C’est un peu le même esprit que le Québec.
Expliquez-nous le titre de la chanson.
Ce « ou bien », traduit une espèce de réserve dans la manière d’investiguer l’autre : on lui laisse la possibilité de dire « non » ou de garder le silence. Cette manière de penser la question, en y mettant toujours un petit frein, une petite timidité, je trouve cela extrêmement poétique et j'y suis très sensible... En France, quand on demande à quelqu’un si ça va, il se sent toujours obligé de répondre « ça va »...
Dans Base-ball magazine, vous ne faites pas de cadeau aux lectrices de magazines féminins...
Non, mais je leur dis : mes pauvres, nous sommes toutes dans le même cas. On est toutes épouvantées parce qu'on a cinq kilos de trop et qu'on n'a pas la lèvre pulpeuse de Machine. On est toutes un peu martyrisées par ces images de femmes sublimes et on se trouve toutes moches quand on a fini de lire ce genre de magazines... On vit des temps où il y a des modèles, des passages obligés, qui laissent peu de place à l'être, et beaucoup au paraître.
Parlons de La guerre d’Irlande.
Je ne suis pas une chanteuse à message ou une chanteuse politique. Je n’ai pas de conseils à donner. Cette guerre d’Irlande, je n'y comprends rien. Je ne sais pas qui fait quoi, pourquoi, pour arriver où... Dans cette chanson, j'ai fait un parallèle avec l'histoire d’un couple qui vit une guerre permanente de non-dits, de malentendus, de blessures... Ici, je ne fais parler que la femme. Elle est blessée – on ne sait pas par quoi, je ne le dis pas –, et elle aimerait que ça s'arrête, qu’il y ait une trêve et que l’autre découvre qu’elle est un paysage magique, large, vert, généreux... Comme ces paysages d’Irlande, quand on les découvre : on y ressent la paix, la beauté, et on n'imagine pas la guerre dans un endroit pareil.
Et la Bosnie ?
J’ai vécu six mois dans l’ex-Yougoslavie, et je n'ai pas gardé un bon souvenir de ce peuple. Pas plus des Croates que des Bosniaques... Et on était largement avant la guerre. C'était il y a vingt ans, et, déjà en germe, il y avait une absence de sympathie pour l'autre qui était proprement invivable...
Vous pressentiez ce qui s’y passe aujourd'hui ?
Ça y était, d'une manière embryonnaire, avortée, mais la haine, la cruauté et le mépris de l'autre existaient déjà... Je n'aime pas trop parler de cela, je n'aime pas parler des choses négatives, et c’est sans doute la raison pour laquelle je ne ferai pas de chanson sur ça. C’est abominable, tout simplement, et je ne me sens pas responsable.
Avec Jérusalem, Yerushalayim, on est au cœur de l'actualité...
Oui et non, parce que cette actualité est éternelle.
Mais quand la chanson a été écrite, les accords de paix entre Israël et l'OLP n’étaient pas encore signés.
Non, mais ils étaient passés il y a cinq mille ans ou douze cents ans... Sans arrêt, il y a eu des désaccords, des guerres avortées, des accords de paix. C’est un état permanent de haine et d'amour entre des gens qui n’arrivent ni à se séparer ni à s’aimer véritablement... Ce qui m'intéressait, c’était de voir que cette ville est capable d'absorber différentes civilisations, et d'en faire, par une sorte d’alchimie incompréhensible, un mélange poétique qui se révèle être une réalité beaucoup plus réelle que le quotidien politique que nous pouvons vivre. Cet aspect-là – la Jérusalem faite de ce mélange arabe, hébreu, chrétien – me paraît être une réalité absolue, qui n’a pas grand-chose à voir avec les accords que l’on signe ou que l’on ne signe pas. C’est, de toute façon, une entité culturelle que rien, ni personne, n’arrivera à détruire. Pas même la guerre.
Cet accord récemment signé ne vous semble pas plus crédible ni sérieux que les autres ?
C'est un accord plus sérieux que les autres, et, en même temps, peut-être a-t-il désigné, sous le couvert d'un accord de paix, un troisième ennemi contre lequel les deux autres se sont mis d'accord...
Un nouveau venu, Jean-Marie Léau, signe avec vous la plupart des chansons...
Jean-Marie a été complètement déterminant dans le processus de ce disque : il m'a véritablement violée pour que je fasse des chansons. Au départ, on n’avait pas l'intention d’en faire quelque chose de public, c’était juste entre nous, entre copains. J'étais très bouleversée de voir que ce jeune garçon connaissait mes chansons, me connaissait, me faisait confiance et me poussait à sauter des haies que je n’avais pas l'idée de sauter, et dont je n’imaginais pas même l'existence...
Vos chansons passées sont encore présentes dans votre esprit ?
Pas vraiment. J'ai un petit recul par rapport à ça. Quelquefois, j’entends une chanson et je ne sais même pas que c’est moi qui l'ai chantée.
C’est le summum de la modestie...
Pas du tout. À l'époque, on sortait un 45 tours tous les trois mois. On écoutait cinquante chansons pour n'en retenir que quatre. Comme j’ai une bonne oreille, je retenais facilement la mélodie. Au bout d'une heure, je sortais du, studio et la chanson disparaissait. Parfois, elle avait une carrière, je l’entendais donc par l’extérieur et elle me restait peut-être davantage en mémoire. Quelquefois, elle ne faisait pas de succès et elle tombait alors dans une sorte d’oubli. En réécoutant certaines de mes chansons aujourd'hui, j'ai parfois l'impression de ne les avoir jamais entendues. Et je n'ai plus le souvenir de les avoir chantées.
Beaucoup sont restées, tout de même !
Oui, mais j’ai chantées quelque chose comme deux cent quatre-vingt-trois chansons, c’est énorme... Dans le tas, il y en a beaucoup dont je ne me souviens pas.
On va terminer cette entrevue sur un souvenir fort : Les vendanges de l’amour, ça, c’était un grand succès.
Oui, un grand succès commercial, mais ça m'avait pris un quart d’heure pour l’enregistrer... Pour moi, ce n’est donc pas un souvenir très fort. Quand on a fait ce super 45 tours, ce n'était pas du tout la chanson à laquelle nous pensions. C'était vraiment la quatrième roue de la charrette. On ne peut pas prévoir les choses, et quelquefois, le public a un goût qui est proche d'une vérité qu’on n'arrive pas à appréhender quand on est un faiseur soi-même. Les gens savent ce qu’ils vont aimer, et nous, on ne le sait pas. C’est toujours, toujours, le public qui décide. Et il a souvent raison.
Souhaitons que le public accueille favorablement votre nouvel album.
Écoutez, je trouve qu'il l’a déjà drôlement bien accueilli ! Pour vous dire la vérité, je suis vraiment étonnée et bouleversée. Et aussi très reconnaissante. Je crois que j’ai bien fait de l'appeler « Reconnaissances » !
Il y en aura un autre ?
C’est la première fois que j’écris des paroles et que je m’investis à ce point dans un disque. Je crois que j’ai ouvert la brèche à quelque chose... J'ai encore beaucoup de choses à dire, à envoyer. Plein de messages.
Propos recueillis par Michel Gossselin
pour l'émission « Nouvelle Vogue » sur Radio Bleue
• Interview parue dans JE CHANTE n° 14 (1994).
• « Reconnaissances », CD MD / Une Musique, 1993.