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Georges Moustaki en 1996 : « Dans la chanson aujourd'hui, je ne vois pas de géants... »


Georges Moustaki nous a quittés il y a presque cinq ans, le 23 mai 2013, à l'âge de 79 ans. Sa maison de disques, Polydor, lui rend hommage avec un beau coffret de 4 CD. Si deux des quatre rondelles reprennent ses deux premiers albums (celui avec Le Métèque, 1969, et le Bobino 70), les deux autres CD combleront les amateurs de Moustaki. D'abord avec une nouvelle version du fameux récital de Bobino 70, reconstitué dans sa presque totalité avec des bandes retrouvées (il y chante notamment Le Métèque et Le temps de vivre, titres qui ne figuraient pas dans l'album publié à l'époque). Et avec un CD d'archives absolument inédites : cinq chansons enregistrées chez Philips en 1957, des « essais pour signature » de très bonne qualité (Les orteils au soleil, Donne du rhum à ton homme, Il n'y a plus d'amandes, De Shangaï à Bangkok, Jean l'Espagnol); un duo avec Barbara, en répétition au domicile de Georges (Fleurs de méninge, 1962); une reprise du succès de... France Gall (Bébé requin), enregistrée en 1968 et une prise complète du Temps de vivre (1969). Plus cinq adaptations de chansons grecques de Mikis Theodorakis, publiées à l'époque uniquement en 45 tours.

À l'occasion des cinq ans de sa disparition, nous mettons en ligne cette longue interview de Georges Moustaki, réalisée le 20 juin 1996 et publiée dans le n° 20 de JE CHANTE.

 

JE CHANTE ! — Comment est né ce disque, « Tout reste à dire », quatre ans après « Méditerranéen » ?

GEORGES MOUSTAKI.— Lorsque j’ai enregistré « Méditerranéen », j’avais déjà plus de chansons. Et en même temps que sort celui-ci, mon prochain disque est déjà commencé. Chaque chanson de ce nouveau disque est une histoire différente. As-tu brisé un cœur est une poésie soufie de Yunus Emre sur laquelle j’ai composé une musique pour un festival en Turquie. L’acteur est une vieille chanson de Manos Hadjidakis, que Michèle Arnaud avait enregistrée dans les années 60 et que j’ai voulu fixer sur un disque pour ne pas qu’elle disparaisse. Des mots démodés est né d’un jeu de mots. Puis j’ai trouvé la musique et une partenaire, Enzo Enzo, rencontrée à Taratata, et c’est à ce moment-là que j’ai eu envie de la chanter.

Le titre « Tout reste à dire », c’est une boutade ou un constat ?

C’est d’abord une chanson de Jean-Pierre Rosnay que j’ai faite in extremis. Tout était enregistré lorsque j’ai reçu une carte postale de ma sœur avec ce poème derrière. Je l’ai aussitôt mis en musique et finalement inclus dans le disque, parce qu’il « tourne rond » et qu’il me plaît bien. Dans le titre de l’album, on peut voir une boutade, mais aussi du pessimisme, dans la mesure où Tout reste à dire signifie que tout ce que j’ai dit jusqu’à présent n’a aucune importance. Mais il est aussi optimiste, parce que cela implique qu’il reste encore beaucoup à dire. C’est un titre à plusieurs tiroirs et je trouve judicieux de la part de Thierry Haupais, le producteur, de l’avoir choisi.

Ce texte renferme un joli aphorisme : « Les cœurs sont comme des tirelires / Pour en voir le fond, il faut les briser ».

C’est ce qui m’a retenu, d’ailleurs, dans ce poème. Cette phrase, qui revient en leitmotiv, est tellement agréable à dire et à entendre !

Avec Jean-Pierre Rosnay, votre beau-frère, vous aviez déjà écrit une première chanson, il y a une quarantaine d’années.

Tout reste à dire est pratiquement la... deuxième que nous faisons ensemble. Vous le constaterez, ce n’est pas un rythme trop frénétique ! La première, Gardez vos rêves, je ne l’ai jamais chantée. C’est un garçon nommé Jacques Doyen – qui se faisait appeler Rémi Clary à l’époque –, qui l’avait interprétée à la radio, mais elle n’a pas fait une grande carrière.

Votre nouvel album est très varié, très cosmopolite, on y trouve quasiment tous les rythmes, toutes les atmosphères...

C’est un peu ma spécialité. Mais l’idée première, en fait, était de changer de langue à chaque titre, le dépaysement aurait été total. Je ne le fais que sur quelques titres, en anglais, en portugais, et en espagnol avec Nilda Fernandez.

Il y a d’autres auteur : Daria de Martynoff, par exemple.

Oui, la Belgique a très bien réagi à ce disque, parce que Daria est belge, que la chanson La ruelle se passe à Bruxelles, et que j’y mentionne Bobby Jaspar, un jazzman belge. Chacun réagit avec sa sensibilité, soit ethnique, soit intime.

C’est très joli, ce solo de saxo...

Au départ, c’était une valse et à l’arrivée, c’était devenu du jazz.

Vous avez assimilé et utilisé presque toutes les musiques, excepté la musique anglo-saxonne, le rock. C’est un choix ?

Je n’aime pas beaucoup le rock. Il y a des grands rockers, mais ils dépassent le rock, comme Frank Zappa. Mais je ne sais pas qui est rock et qui n’est pas rock. C’est une mouvance à laquelle je n’adhère pas, parce que, pour moi, c’est un peu une corruption du jazz, le jazz étant la matière première pure. Le rock l’a simplifiée en mettant en avant certains rythmes... Je n’aime pas ça dans l’absolu, mais je reconnais qu’il y a des grands, et à mon avis, les seuls grands sont en Amérique. Quand, par exemple, les Négresses Vertes ou les Garçons Bouchers sont qualifiés de rock, je ne vois pas pourquoi. Comme si le mot rock était un label qui attirait le client...

C’est un peu ça, souvent...

J’ai fait une chanson qui dit : « Je suis un chanteur de rock and roll raté ». C’était un peu du persiflage vis-à-vis de toutes les formes musicales : les chanteurs engagés, les chanteurs de rock, les chanteurs de charme, et moi y compris ! Si je rencontre Bruce Springsteen demain et qu’on décide de faire une chanson ensemble, je ferais du rock avec plaisir. Il n’est pas exclu, d'ailleurs, que je fasse mon prochain disque à Los Angeles avec un de mes anciens bassistes, Bunny Brunel, qui est allé jouer avec Chick Corea et Herbie Hancock et qui a son studio là-bas. Il était récemment de passage à Paris et on a envisagé de faire un disque ensemble made in USA, avec notre sensibilité, mais avec la technologie et la compétence « swinguante » américaines.

Les autres influences cohabitent bien chez vous : le Brésil, le Portugal, la musique arabe, la chanson française...

Tout ça, c’est la Méditerranée. Mais la France est aussi un pays méditerranéen, on ne le dit pas assez ! Je suis chez moi dans toute la Méditerranée, qu’elle soit réelle ou exportée, comme en Amérique latine. Même à New York, elle est présente, la Méditerranée ! Il y a plein d’Arabes, plein de Latins, plein de Juifs de tous les horizons, y compris des Juifs orientaux.

« Plus j’avance dans l’écriture, plus je me dis que le haïku est mon modèle de poésie : écrire les trois mots qu’il faut dire et savoir s’arrêter. »

Demande de réparation pour dommages de guerre, le texte que vous chantez avec Nilda Fernandez, est de Dan Ben-Amots. Qui est-ce ?

Un journaliste israélien qui est mort. J’avais fait cette chanson il y a très longtemps et je l’ai faite traduire en espagnol pour plusieurs raisons, la première étant ma rencontre avec Nilda Fernandez. La deuxième raison est l’universalité de la langue espagnole par rapport à la langue hébraïque, qui est peu parlée, finalement, et la troisième, c’est que le texte a un poids. Si je l’avais gardé en hébreu, il désignait les victimes juives de tous les conflits actuels et cela aurait suscité des malentendus sur le contenu. L’espagnol est une langue que parlent aussi les juifs en Turquie ou en Israël. J’ai apporté quelques petites modifications au texte original, mais le sens absolu reste le même.

"Demande de réparation pour dommages de guerre" par Georges Moustaki en duo avec Nilda Fernandez (version disque).

Vous avez composé une musique toute simple mais très dramatique.

Ça, c’est la vision orchestrale du mélodiste.

C’est un tout petit texte, juste une énumération, mais il est très fort, très émouvant.

C’est souvent le cas. Au Japon, il y a la tradition du haïku, qui consiste à dire en trois lignes des choses très profondes. Plus j’avance dans l’écriture, plus je me dis que le haïku est mon modèle de poésie, c’est-à-dire écrire les trois mots qu’il faut dire et savoir s’arrêter. Faire le contraire de Léo Ferré : plus il vieillissait et plus ses textes devenaient longs.

Jerome Charyn est auteur de romans policiers (Z’yeux bleus, Marylin la dingue, Poisson-chat). Il écrit aussi des chansons ?

Non, il l’a juste fait pour moi. Il y a deux portraits dans ce disque, Loup blanc et Gentle Jack, comme quoi on peut me voir très différemment, selon qu’on est homme ou femme, Belge ou Américain. Jerome est un ami et un écrivain que j’admire. C’est un auteur-culte, quelqu’un d’important.

Georges Moustaki et Jerome Charyn réunis en 1997 sur le plateau du Café Littéraire

par Maëtte Chantrel, co-fondatrice du festival Étonnants Voyageurs.

Le label Paille, c’est votre maison d’édition depuis quand ?

Depuis vingt-cinq ans. Mais Paille est mon label discographique depuis deux ou trois albums. Quand j’ai repris mon indépendance par rapport à Polydor, j’ai fait quatre ou cinq disques, et les deux derniers sont édités sur le label Paille.

Catherine Le Forestier avait dit de vous, dans le n° 3 de JE CHANTE : « L’écriture de Moustaki est à cheval sur la Méditerranée et l’Occident. Les musiques sont très méditerranéennes et l’écriture très classique. » Que pensez vous de cette définition ?

Je suis d'accord, mais je n’ai pas un style musical, ni un style de paroles. On peut dire ça de certaines chansons : Le Métèque, dont la musique tend vers la Grèce, donc l’Orient, la Méditerranée, alors que les paroles ont une prosodie très rigoureuse... Mais j’ai écrit des musiques de toutes sortes, aussi bien des valses que des musiques latines. Pour Piaf, j’avais écrit T’es beau tu sais, qui est une mélodie, et pour Anna Prucnal, des choses qui rejoignaient davantage ses racines. Quant à Sarah, ce n’est pas une musique orientale.

Dans votre livre paru en 1989, Les filles de la mémoire, vous écrivez : « Pour m’endormir, je compte les pays que j’ai visités. » Vous en avez visités autant que ça !

Plus de soixante.

Lorsque, après un voyage, vous n’arrivez pas à vous souvenir de quelqu’un, vous oubliez le pays, dites-vous encore...

Je veux dire que, pour moi, les pays sont moins importants que les gens qui y habitent. Si par hasard, et par malheur, il n’y a pas eu de traces humaines dans ma rencontre avec un pays, il ne m’intéresse pas. Tous les pays sont beaux, tous les pays sont intéressants, tous les pays ont des qualités et des défauts, et ce qui les distingue, c’est la personne humaine... Une femme, un ami, un musicien, un poète.

La réputation de paresse que l’on vous attribue, vous en êtes un peu responsable, avec des chansons comme Lazy Blues, Dans mon hamac, Les orteils au soleil...

La paresse orientale est une forme d’art de vivre, presque une forme de philosophie, qui consiste à s’écouter, se faire plaisir, vivre à son rythme, ne pas se prêter aux agressions extérieures, se protéger, se gâter soi-même. Tous les orientaux et les méditerranéens connaissent ça, et d’autres aussi. Et puis, il y a l’aspect politique. Le droit à la paresse, de Paul Lafargue, est une idéologie qui vise la qualité de la vie et la qualité du travail. Paresse ne veut pas dire ne pas travailler, mais rechercher la qualité de ce que l’on fait et ne pas vendre son temps, ce qui est la pire des abominations. La paresse, pour moi, c’est offrir son temps à la création, au plaisir, au mieux-être.

Il y a donc ma tendance méditerranéenne, orientale, qui aime la paresse pour ce qu’elle a de nonchalant, et ma paresse politique, qui vise à combattre un monde du travail esclavagiste. En réunissant les deux, on peut trouver chez moi beaucoup de sympathie et une grande inclination pour la paresse, c’est vrai, mais je travaille beaucoup ! Je travaille parce que c’est un plaisir. J’avais fait, il y a une vingtaine d’années, une apologie de la paresse dans France-Soir. Je disais que le comble de la paresse, pour moi, c’était de ne faire que les choses qu’on aime... et on peut en faire beaucoup. Paresse n’est pas synonyme de dormir ou traîner. Pour moi, c’est cultiver le bonheur de vivre.

« Paresse ne veut pas dire ne pas travailler, mais rechercher la qualité de ce que l’on fait et ne pas vendre son temps, ce qui est la pire des abominations. Pour moi, la paresse, c’est offrir son temps à la création, au plaisir, au mieux-être. »

On vous a parfois forcé à faire des choses que vous n’aimiez pas ?

Dans une journée, on me force toujours... Je suis dernièrement allé en Grèce pour aider une amie dans des démarches administratives et j’ai subi pendant deux heures le poids de la bureaucratie. Je l’ai accepté parce que ça rendait service à cette amie qui devait rencontrer quelqu’un d’important pour sa carrière. Je l’ai aidée et j’ai pris sur moi d’accepter les bureaucrates. On est capable de faire beaucoup de choses... Quand on va chanter dans des prisons, on se sent un peu prisonnier soi-même. Même si on n’est que visiteur, on est contrôlé, observé. Dans la vie de tous les jours, on rencontre souvent des petites ou des grosses oppressions, mais la ligne générale de ma vie est fondée sur des choses pour lesquelles j’ai des passions qui ne sont pas des plaisirs anodins, capricieux ou puérils. Par exemple, pour réaliser ma passion, je suis toujours en quête d’un nouvel instrument – ma dernière trouvaille est l’accordéon boutons. Ça me demande une rigueur quotidienne et fatigante, même, parce que c’est lourd, un accordéon, mais le plaisir que j’en retire me récompense.

Je ne sais plus qui a dit : « Si tu veux être entendu, parle doucement ». Justement, à partir de 1968-69, quand vous avez commencé, vous et Reggiani avez imposé un nouveau style de chansons, et on vous a écoutés.

On avait remis au goût du jour un style qui s’était un peu fourvoyé dans le yéyé qui, pour moi, est encore pire que le rock. Dans le rock, il y a au moins une énergie, mais le yéyé, c’est le vide absolu. Même Claude François, dont on parle beaucoup et qui était quelqu’un de sympathique, de très professionnel, faisait des petites choses proprettes, sautillantes... C’est insupportable. Et encore, ce n’était pas le pire ! Cela dit, c’est quelqu’un que j’aimais bien, même si je n’appréciais pas son travail. Une ou deux fois, en 1969, j’ai été en première partie de ses spectacles et je trouvais plaisant de le voir, mais exceptée My way, ses chansons... ! Quand Reggiani est apparu, il a quand même musclé différemment les choses.

Comment expliquez-vous qu’après Mai 68, les « vieux » ont été écoutés ? Léo Ferré aussi a connu une nouvelle carrière à ce moment-là.

On ne peut pas dire « les vieux » ! En 68, Ferré avait un discours extrêmement jeune, extrêmement moderne. Moi, j’avais trente-cinq ans, Ferré et Reggiani en avaient respectivement dix-huit et douze de plus que moi. Reggiani était un vieil acteur mais aussi un jeune chanteur qui en voulait. En réalité, c’est la jeunesse de ces « vieux »-là qui s‘exprimait et qui plaisait. En 68, je suis retourné dans la vie sociale alors que je m’étais volontairement mis sur la touche, parce que c’était plus passionnant d’être hors de l’agitation stérile.

Paradoxalement, le discours qui a correspondu le plus aux aspirations de Mai 68 a été tenu, à ce moment-là, par des artistes comme vous, Reggiani ou Ferré... Le temps de vivre, la liberté, c’est vous qui les avez chantés...

J’étais peut-être qualifié pour le dire parce que j’avais l’expérience de l’expression et que je pouvais mettre en phrases des choses qui étaient en phase avec la situation... Le temps de vivre, c’est le mois de mai qui me l’a inspirée, La révolution permanente (Sans la nommer), c’était la mouvance gauchiste, trotskiste que j’ai formulée, mais ce n’est pas mon message personnel, je n’en suis pas l’inventeur.

Pourquoi l’avez-vous titrée Sans la nommer ?

Parce qu’on mettait la révolution à toutes les sauces. Or, j’avais envie d’en parler, car je trouve que c’est la plus belle idée, la plus sensuelle, la plus mystique, la plus politique, la plus concrète. Il n’y a que le mot qui me gênait. Et puis, j’ai craqué et j’ai quand même ajouté « La révolution permanente » entre parenthèses, au cas où quelqu’un aurait eu le doute...

 

Georges Moustaki chante "Sans la nommer" dans l'émission de Michel Lancelot, "Bonjour, bonsoir la nuit", diffusée le 1er août 1981.

 

En 1972, vous avez écrit une chanson sur les Palestiniens : Why ? Pourquoi en anglais, et pourquoi ce biais un peu ironique ?

Parce que la dérision est l’arme des orientaux et du tiers-monde, l’arme des pays pauvres. À cette époque, mon amie, qui était Marocaine, militait pour les Palestiniens et elle s’était retrouvée en prison. Quand j’ai écrit cette chanson, je me trouvais en milieu anglophone, et pour transmettre ce que j’avais à dire, je l’ai donc écrite en anglais. Il y a plein de fautes, c’est très mal écrit, mais c’est compréhensible. La dérision n’a pas toujours été comprise. Par exemple, c’est une chanson qui a été interdite en Syrie... Comme quoi, la dérision, même dans sa terre d’élection, n’a pas toujours une bonne audience !

Et en France, elle a suscité des réactions ?

Non, la chanson est passée inaperçue. Une autre, On est tous des pédés, n’est pratiquement jamais passée. J’ai fait une chanson sur le tabac, Ballade en fumée, qui a été également occultée. Il n’y a pas de censure officielle, en France, mais les gens réagissent. À sa sortie, en 1969, Le Métèque dérangeait des gens, et les programmateurs l’ont mise dans un tiroir. Mais quand le public lui a fait un accueil important, ils l’ont ressortie et elle a fait la carrière qu’on connaît.

Pia Colombo l’a chantée, mais sans succès. Le fait d’interpeller l’auditeur : « Avec ta gueule de Métèque... », peut-être ?

Le Métèque était difficile à traduire au féminin. Il faut un concours de circonstance pour qu’une chanson (ou un film), qui n’a pas une vocation industriellement commerciale, arrive à la réussite : l’époque, l’interprète, les médias, qui l’éclairent d’une certaine manière... Ça a été le cas pour Milord et pour Le Métèque, mes deux plus gros succès en tant qu’auteur et chanteur. Les autres chansons ne font pas le poids à côté.

Vous vous souvenez des circonstances exactes dans lesquelles vous avez écrit Le Métèque ?

Je me souviens que le mot me trottait dans la tête. Mes amis m’appelaient affectueusement « métèque », d’autres avec hostilité, et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, on s’assied à la table et on écrit la chanson. Elle est venue toute seule. C’est un mélange d’humour et de provocation, et en même temps, une chanson d’amour et de tendresse. Elle se termine justement par « toute une éternité d’amour ».

Les Charlots en ont fait une parodie, Le pauv’ mec...

Je ne l’ai pas aimée pour une seule raison : elle ne m’a pas fait rire. J’ai demandé qu’on l’arrête. Je ne le referai plus, mais à cette époque, la chanson était très emblématique, la tourner en dérision ne me dérangeait pas si je riais, mais je n’ai pas ri du tout...

On a dit du Métèque que cette chanson accumulait un peu les clichés : « Juif errant », « pâtre grec ». C’était voulu, vous les assumez ?

On ne maîtrise pas toujours tout ce qu’on va dire quand on écrit. Je suis parti de « ma gueule de métèque » et, pour alimenter le propos, je voulais parler de ce que je suis, c’est-à-dire un juif et un Grec. Et dans la chose écrite, on soigne l’expression. C’est là où je dis qu’il y avait de l’humour et de la dérision, parce que juif errant et pâtre grec sont des clichés qui mettent un peu une sourdine aux mots juif et grec, qui les adoucissent.

Vous l’avez chantée en plusieurs langues ?

En italien, portugais, espagnol, allemand et français.

Vous avez souvent enregistré en plusieurs langues ?

Non, j’ai enregistré un album en italien, un autre en espagnol, quelques chansons en allemand et en portugais.

En grec ?

Il y a eu de très bons disques faits en grec sur mes chansons. En revanche, je n’aime pas beaucoup les traductions. En fait, je crois que je n’aurais pas chanté en grec à cause des paroles qui n’étaient pas du tout l’équivalent de ce que je disais en français.

Vous qui parlez huit langues, je crois, vous n’avez jamais enregistré en arabe ?

Des citations, mais pas une chanson en entier. Dans Mon amour aux yeux noirs, qui se trouve sur un live enregistré à l’Olympia, et dans Méditerranéen, je reprends à la fin une vieille chanson d’Alexandrie. Ma vocation est de chanter en français mais quand je rencontre une autre langue de manière naturelle, je le fais. Il y a qu’en Catalogne que je chante en catalan : pour leur faire plaisir, parce qu’ils sont tellement susceptibles avec l’espagnol... ! J’aime beaucoup le catalan, mais je ne le parle malheureusement pas du tout.

On peut dévoiler un épisode peu connu de votre longue carrière. En 1960, vous enregistrez, sous le nom d’Eddie Salem, un disque en arabe et un disque en grec. C'était un gag ? Une idée de vous ?

Non, une idée de ma maison de disques, parce que le BIEM (le Bureau International des Éditions Musicales) avait déclenché un mouvement de grève et interdit aux maisons de disques d’enregistrer les chansons du répertoire. Les studios étaient déserts et on pouvait uniquement enregistrer des titres du domaine public. Comme c’était la mode de Mustapha, le directeur artistique de Ducretet Thomson, Serge Greffet, m’a proposé de faire un disque en arabe. Et ça a relativement marché ! Vendre quinze mille disques, à l’époque, c’était un succès. Dans la foulée, on m’a demandé d’en faire un en grec. Et j’ai fait aussi un rock and roll tourné en dérision mais je ne l’ai jamais terminé. Je l’ai toujours à la maison !

Et pourquoi ce pseudonyme ?

Eddie, pour faire un pied de nez à Eddie Barclay, qui avait sorti Mustapha de Bob Azzam, et Salem, parce que ça signifie la paix en arabe.

 

Sous le nom d'Eddie Salem, Georges Moustaki chante "J'ai déjà dit non" en 1960.

 

« Il faut un concours de circonstance pour qu’une chanson (ou un film), qui n’a pas une vocation industriellement commerciale, arrive à la réussite : l’époque, l’interprète, les médias, qui l’éclairent d’une certaine manière... »

Qu’est-ce qui vous a poussé, après des années de silence discographique, à enregistrer à nouveau en 1969 ?

On m’avait viré, et puis on m’a proposé à nouveau de le faire. J’étais en attente, je souhaitais enregistrer, mais vous savez, plus le temps passe, moins vous pensez que ça peut arriver. Quand ça a été terminé avec Pathé Marconi, je pensais trouver une autre maison de disques, mais je n’ai rien trouvé.

Je pensais que vous aviez arrêté volontairement après 1965.

Ah non, non, je fais très peu de choses volontairement. Je n’ai pas le sens du choix, ni celui des décisions. Je n’aime pas le choix. Quand on choisit, on regrette toujours ce qu’on n’a pas choisi, alors autant laisser l’événement se faire de lui-même. On peut l’accompagner, le souhaiter, mais je me reconnais très mal dans la rigueur du choix.

La fameuse préface de Brassens, datée de mai 1954, a été écrite à quelle occasion ? Pour un livre ?

C’est un petit accommodement avec la réalité historique... Elle date, en fait, de mai 1953.

Elle a été reproduite dans le disque « Le Métèque ».

Elle a d'abord figuré au verso d’un disque de Piaf avant d'être reproduite sur l’album Le Métèque, en 1969. Lorsque j’ai connu Brassens, j’avais dix-huit ans et j’avais fait une plaquette de chansons qu’un éditeur voulait publier. J’ai demandé à Brassens de me la préfacer. Cette plaquette n’a jamais été publiée, parce que ce qu’elle contenait de mieux, c’était la préface dans laquelle il avait écrit cette phrase : « Il aura vingt ans tout à l’heure » – j’avais alors dix-huit ou dix-neuf ans. Lorsque j’ai utilisé cette préface, j’avais vingt ans passés, et je l’ai transformée en « Il a eu vingt ans tout à l’heure ». C’est la raison pour laquelle je l’ai daté différemment.

À cette époque, vous n’aviez pas intéressé les découvreurs comme Jacques Canetti, Michel Valette ou Marc Chevalier ?

Michel Valette, un peu. Chevalier, non, mais il faut dire que l’Écluse était une société assez fermée. Ils avaient leurs têtes, leurs critères – ils avaient du goût, d’ailleurs. J’ai un peu intéressé Canetti, ne fut-ce qu’à travers Brassens, mais je n’étais pas vraiment chanteur, et il m’avait pris comme auteur pour Irène Lecarte, une interprète qu’il avait lancée. Ça n’a pas marché du tout, nous avons tous les deux sombré dans l’échec, et Jacques Canetti n’a pas poursuivi avec moi.

Irène Lecarte a chanté des chansons de vous ?

Oui, Le bar des cinq parties du monde, Eden Blues, La chanson de Patsy...

Ce sont vos premières chansons ?

Oui, j’avais vingt-deux ou vingt-trois ans.

 

Une des premières chansons de Moustaki enregistrée par Irène Lecarte en 1955.

 

Il me semble que Catherine Sauvage a interprété quelques unes de vos chansons.

Catherine a chanté une seule fois une chanson de moi, La complainte de Chéri-Bibi, mais à la radio. À cette époque, on faisait beaucoup de créations à la radio. Il n’y avait pas de disque mais la chanson existait parce qu’elle passait sur les ondes.

Rémi Clary – c’est-à-dire Jacques Doyen – et vous, avez écrit quelques chansons ensemble ?

Non, mais il chantait les miennes. Je l’ai accompagné à la guitare, puis il a quitté la chanson et s'est recyclé dans la poésie. Puis il a quitté le cabaret, il a changé de nom et de nez et s’est éloigné.

Et puis, il y a eu Henri Salvador avec Il n’y a plus d’amandes.

J’avais une vingtaine d’années, c’était la première fois que j’avais affaire à une grande vedette.

Hélène Martin l’a enregistrée aussi, et vous-même, avec Henri Salvador, longtemps après.

Dix-sept ans plus tard.

Dans les années 50, quels étaient vos goûts dans la chanson ou dans la musique ?

C’était une époque très riche, et c’est pour ça qu’aujourd’hui je suis un peu frustré. En ce moment, je redécouvre Dick Annegarn, une excellente écriture, aussi bien poétique que musicale, et je constate qu’on est passé à côté d’une grande personnalité en le laissant se décourager.

Pendant quelques années, vous avez été dans la même maison de disques, Polydor.

Je l’aimais beaucoup. Hier, j’ai acheté un disque de lui, et c’est seulement depuis hier que je redécouvre son écriture et son swing. J’aime aussi beaucoup Jean-Claude Vannier et David McNeil, qui sont des marginaux injustement peu reconnus.

Mais je n’ai pas répondu à votre question. Qui j’aimais dans les années 50 ? Tout le monde ! Ça allait de Georges Ulmer à Mouloudji, en passant par Montand, Trenet, Piaf, Brassens, Félix Leclerc, Catherine Sauvage, Juliette Gréco, Patachou, Colette Renard... Il y en avait du beau monde ! Béart, Gainsbourg, Salvador, Dario Moreno... plein de géants.

Vous pensez qu’il y en a moins, aujourd’hui ?

Je ne vois pas de géants, aujourd’hui. Peut-être qu’ils n’ont pas eu le temps de grandir, encore... Prenez Montand. On a dit de lui qu’il ne chantait pas très juste et qu’il n’avait pas le sens du rythme. Mais il travaillait tellement que c’était juste et en place, avec des textes magnifiques et des musiques merveilleuses. Il y avait aussi des musiciens cultivés comme Joseph Kosma, Georges Van Parys, Georges Delerue, Marguerite Monnot, Hubert Giraud, Léo Ferré... Quand on écoute ce qui se passe au piano quand Ferré chante, on s’aperçoit qu’il y a de la musique. Avec Brel, nous étions sur les mêmes bancs d’école et d’apprentis auteurs et chanteurs. Il y avait toute l’équipe du Cheval d’Or ou de l’Écluse. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que Cabrel ait la carrure de gens comme ça. Il a beaucoup de musicalité, il est très sympathique, il a de jolies idées, mais pour qui a vu Brel sur scène... Il y a Barbara qui reste avec moi, par mon expérience en tout cas, un des dinosaures.

Donne du rhum à ton homme a été enregistrée avant vous ?

Oui, par Maria Candido.

C’était un... vrai-faux calypso, en quelque sorte.

C’était une interprétation sincère d’une musique que j’aime toujours, la musique de la Caraïbe, en utilisant les sons que je trouvais dans le vrai calypso, Harry Belafonte, Henri Salvador... C’est une chanson qui marche encore bien maintenant, dans les clubs, avec la version qu'on a faite avec Enzo Enzo.

Parmi vos interprètes, Édith Piaf mise à part, on peut rappeler Colette Renard, Joël Holmès, Michèle Arnaud, Cora Vaucaire, Piaf Colombo...

... Juliette Gréco, Françoise Hardy, Serge Reggiani, Barbara, Dalida, Hugues Aufray, Yves Montand, Serge Reggiani, Robert Ripa, Henri Salvador ou Philippe Noiret dans le film Le trèfle à cinq feuilles.

Maxime Le Forestier et sa sœur Catherine, aussi, au temps du duo Cat et Maxim, avec Le facteur, La ballade de nulle part...

Oui, Le facteur était une chanson grecque de Manos Hadjidakis que j'avais adaptée. La ballade de nulle part était un de mes textes que le beau-frère de Maxime, Bernard Varanges, avait mis en musique.

« Je n’aime pas le choix. Quand on choisit, on regrette toujours ce qu’on n’a pas choisi, alors autant laisser l’événement se faire de lui-même. On peut l’accompagner, le souhaiter, mais je me reconnais très mal dans la rigueur du choix. »

Vous avez aussi écrit une chanson pour Tino Rossi ?

Oui, Le Pinzutu. Comme interprètes, j'ai également eu Mireille Mathieu et Charles Vanel, Luis Mariano et Dario Moreno dans un film. Il y a eu aussi Anna Prucnal, Ute Lemper, Ingrid Caven, et une chanteuse japonaise pour laquelle j’ai écrit un disque... Qui encore ? Ça m’amuserait de les recenser un jour avec précision.

Vous avez dit avoir mis trois mois pour écrire Sarah...

J’y ai réfléchi pendant longtemps, je ne savais pas par quel bout la prendre. Vous savez, c’est le premier vers qui coûte. « La femme qui est dans mon lit n'a plus vingt ans depuis longtemps... » En fait, quand on écrit une chanson, il faut dire les choses le plus simplement possible, ce qui est à la fois très simple et très difficile… Dire ce que les yeux de l’intérieur voient, mais ce n’est pas toujours très net. Quand j’ai écrit Milord, aussi. Piaf voulait une histoire avec une femme dans un port, un aristocrate... comment tourner ça ? Et puis un jour, c’est venu tout seul. « Allez, venez Milord, vous asseoir à ma table... » Je ne sais pas vraiment dire à quel moment l’idée arrive.

En général, vous peinez pour écrire une chanson ?

Non, quelquefois une chanson ne vient pas tout de suite, je vis avec, mais ce n’est pas de la peine. Si elle ne vient pas, je m'arrête, j'attends qu'il y ait une phrase. Je ne connais pas encore la recette pour faire une chanson !

Vous auriez pu faire un autre métier ?

Ah oui ! Sans problèmes. J’aurais pu être écrivain, peintre, musicien, architecte, diplomate... tout ce qu’on appelle aujourd’hui la communication, c’est-à-dire exprimer, s’exprimer. Chanter devant un public, c’est une super communication, à la fois émotionnelle et concrète.

Vous n’avez jamais composé des musiques de films publicitaires ?

Si, avec Lelouch, pour les biscuits Belin, pour Renault Estafette. Également pour un parfum, Kalispera. Plus exactement, le parfumeur voulait une chanson pour célébrer son parfum, Kalispera, et c'était Jacqueline Boyer qui l'interprétait. Il y a eu un disque. Ce n’est donc pas exactement de la pub, mais une chanson qui porte le nom d’un parfum. Alors que pour Renault, c’était carrément de la pub. Ça s'appelait Est-ce ta fête ?, justement, en jouant sur les mots...

Vous avez fait de la figuration, aussi ?

Oui, un petit peu, quand j’avais vingt ans. Récemment, j'ai fait un peu plus que de la figuration dans un film qui s'appelle Les Mouettes, je figure au générique.

Dans Mendiant et orgueilleux, vous aviez le rôle principal ?

Oui, et dans Livingstone, aussi. J’ai fait deux prestations d’acteur dans le rôle principal.

Vous n’êtes jamais passé au Club des Poètes que dirige votre beau-frère, Jean-Pierre Rosnay ?

Non. Il a voulu me mettre à contribution, mais je n’ai pas voulu. On a quelques divergences : il y a chez lui un sectarisme de la poésie qui est sympathique mais qui n’est pas le mien. J'ai toujours aimé faire des chansons, je n'ai jamais écrit de poèmes. Pour moi, la poésie a plusieurs visages, et lui, pendant très longtemps, a refusé la musique jusqu’au jour où il s’est aperçu que la musique était un vecteur très important pour la poésie. Dans notre histoire, lui était l’homme des mots et moi, l’homme des notes.

Excepté Gaspard, vous n’avez jamais mis de poèmes en musique, je crois.

J'ai aussi mis en musique un poème de Supervielle, mais c’est rare. C’est difficile de réussir une chanson avec un poème. Tout reste à dire est une chanson déguisée en poème, Gaspard, c'est une chanson. Il y a des complaintes de Jules Lafforgue ou de Tristan Corbière qui sont des chansons, pour moi. J'aime écrire des chansons, et il est rare que j'aille en puiser chez les autres.

Vous avez dit, un jour, que la clé d’une chanson, c’est l’émotion, l'émotion, l'émotion...

On n’a pas le temps de penser à autre chose. L’émotion peut naître de tout : d’un sourire, d’une pensée philosophique, d’une tristesse, d’une joie, et ça devient une chanson. On n’a pas de temps, juste trois minutes, il faut que l’impact qui vous a donné envie d’écrire se répercute avec la même intensité émotive. Mais ce sont des recettes après-coup, quand on écrit une chanson, on ne pense pas à tout ça. On écrit, parce qu'elle est presque là. C’est la seule recette que je connaisse, mais il y en a peut-être d’autres.

Vous avez participé à un 33 tours pour enfants, un conte dont vous êtes le récitant, La belle histoire de l'enfant qui possède tout...

C’était pour Hare Krishna. Je l’ai fait pour leur faire plaisir. Ce n’était pas du tout une adhésion à cette secte – je ne sais d’ailleurs pas si c’est une secte –, mais ils tenaient un discours qui était assez proche de ma philosophie. Ils m’ont demandé de faire ça, c’était pour moi une expérience nouvelle, mais je n’en garde rien, je l’avais complètement oublié.

« Ballades en balade », le coffret Polydor de quatre CD, c’est vous qui l’avez conçu ?

Conçu et illustré. Au départ, je voulais le faire en deux disques mais on s’est aperçu qu’il n’y avait pas assez d’espace. Il n’y manque pas grand chose et les titres qui ne figurent pas sont des chansons qui n’ont pas beaucoup d’importance pour moi. Je vais prochainement publier tous mes textes chez Christian Pirot et j’ai le projet, chez Paille Musique, d’un recueil de cent chansons, paroles et musiques, avec ligne mélodique chiffrée, quelque chose de simplifié. Toutes ces chansons, j’ai été content de les faire, et je les retrouve avec le même contentement.

Propos recueillis par Raoul Bellaïche,

à Paris, le 20 juin 1996.

• Voir aussi JE CHANTE MAGAZINE n° 9/10, spécial Moustaki-Piaf, numéro paru en décembre 2013 (en voie d'épuisement).

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