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Claude Léveillée : entretien avec "Monsieur Frédéric" (1995)


Claude Léveillée nous a quittés le 9 juin 2011, à l’âge de 79 ans. Ce grand auteur-compositeur-interprète québécois, qui laisse près de 400 chansons, a vécu en France au début des années 60. Nous l’avions rencontré en octobre 1995, dans sa loge du théâtre de Cachan, où il se produisait le soir, dans le cadre du Festival de Marne. Cette interview était restée inédite.

 

"Contrairement à ce que l’on croit, c’est la Belgique

qui a découvert Frédéric, pas la France !"

Depuis combien de temps n’êtes-vous pas venu à Paris ?

La dernière fois que j’y suis venu, c’était pour l’émission Sacrée Soirée, consacrée à Pierre Bachelet, qui m'avait invité.

La toute première fois, c’est par l’intermédiaire de Piaf ?

Oui, en 1959. J’ai débuté à Québec dans ce qu’on appelait des boîtes à chansons. À Montréal, je chantais Chez Bozo, un petit lieu de deux cents places. Avec d’autres artistes comme Jean-Pierre Ferland, Jacques Blanchet, Clémence DesRochers, Hervé Brousseau, Raymond Lévesque et André Gagnon, nous formions un groupe informel, mais très vite, tout le monde nous a appelé Les Bozos.

Édith Piaf, de passage au Québec, était venue chanter un soir à Montréal, et Jean-Pierre Ferland, le plus dégourdi de la bande, s’est débrouillé pour la rencontrer et la convaincre de venir nous entendre : « Vous verrez, c’est un lieu exceptionnel » – effectivement, il n’y en avait pas d’autres ! À cette époque-là, je passais en fin de spectacle. Je m’accompagnais au piano, qui était placé de telle façon que je chantais en tournant le dos au public.

À la fin de ma dernière chanson, Les vieux pianos, je n’entends rien, pas un bruit. Je savais pourtant que la salle était bourrée à craquer... En me retournant, je vois les spectateurs, mains écartées, comme prêts à applaudir, et au premier rang, une petite bonne femme, avec des cheveux rouges carotte et un grand sourire sur les lèvres... Elle a commencé à applaudir et tout le monde a suivi ! En sortant de scène, je dis aux copains : « Mais c’est qui, ce phénomène ? C’est quoi, ce gag ? » Je n’avais pas reconnu Édith Piaf !

Le lendemain, Madame Piaf a invité tous les artistes du lieu pour écouter d’autres chansons. Lorsque mon tour est arrivé, elle m’a demandé : « Rechantez-moi Les vieux pianos, s’il vous plaît. » À la fin de la chanson, elle m’a dit : « Je vous attends à Paris, vous faites partie de mon équipe de compositeurs ! » Quelques mois plus tard, effectivement, je débarquais à Paris pour deux ans. J’ai ainsi beaucoup travaillé avec Michel Rivgauche et Henri Contet.

Ce sont là mes débuts dans la chanson. Auparavant, j’étais comédien. J’ai débuté en 1954-55, comme clown dans Domino, une série télé pour enfants. À mon retour au Canada, j’ai fait une série dans laquelle j’avais un des rôles principaux. Ensuite, j’ai tourné avec Claude Chabrol dans La Ligne de démarcation. Et là, je viens de terminer deux séries, Les grands procès et Scoop, qui a duré quatre ans. Ça représente cinquante deux heures de cinéma. J’ai toujours eu deux métiers, acteur de cinéma et chanteur.

Vous avez écrit Frédéric pendant votre séjour en France ?

Non, à mon retour au Québec, en 1962. J’étais à Montréal, c’était l’été, il faisait très chaud. J’étais allé chez un disquaire qui avait la particularité de louer des pianos, pour vingt-cinq sous de l’heure. J’avais envie de pianoter, j’ai donné vingt-cinq sous, et j’ai commencé à improviser, comme j’ai l’habitude de faire. À la fin de l’heure, j’avais terminé Frédéric... J’ai appelé la Columbia avec laquelle j’étais en contrat : « Je viens de terminer une chanson, je crois qu’on pourrait la mettre sur le prochain disque. » Finalement, ce n’est pas parti en flèche et, contrairement à ce que l’on croit, c’est la Belgique qui a découvert Frédéric, pas la France !

Quand je suis revenu m’installer à Paris en 1963 (je faisais alors beaucoup d'allers-retours), j’étais aux éditions Michel Legrand, et c'est là que j’ai rencontré Georges Hélian, un homme féru de chansons. Il est allé voir Marcelle Legrand – la mère de Michel – avec mon enregistrement de Frédéric et lui a dit : « Tu sais, ça marche bien en Belgique, on devrait faire un effort là-dessus. » Ils ont poussé un peu la chanson, et c’est là que Frédéric a vraiment démarré. Une autre de mes chansons, Taxi, a aussi remporté un certain succès. Tous les chauffeurs de taxis téléphonaient aux radios pour qu’ils la passent !

Je suis ensuite parti à Bruxelles pour chanter à l’Ancienne Belgique, avec Freddy Balta à l'accordéon, et là, les journaux titraient : « Bienvenue chez nous, Frédéric ! » Tout le monde m’appelait Frédéric.

C’est une chanson autobiographique ?

C’est ce que j’ai vécu chez moi, le dimanche, autour de la table... Pour exprimer ces sentiments et raconter ces souvenirs, j’ai imaginé une rencontre avec mon frère que j’ai nommé Frédéric...

 

Le 7 mai 1972, sur le plateau de Discorama,

Claude Léveillée chante "Frédéric"

Vous ne pensiez pas que ça deviendrait un standard ?

Non, pas du tout. Je n'ai jamais présumé d'une carrière. Mais quand je regarde en arrière, je trouve ça formidable. Je ne veux pas être esclave d’une carrière, mais j’ai vécu des moments extraordinaires. C’est quelque chose qui m’a dépassé, j’ai toujours eu l’impression d’être « surclassé ». Je suis parti chanter en Russie – deux fois –, en Asie, en Afrique du Nord, c’était passionnant, je découvrais le monde. Je ne connais pas beaucoup de Québécois qui ont autant voyagé. Je ne me suis jamais arrêté. Dès que je veux me reposer un peu, il y a toujours le téléphone qui sonne !

Une polémique a éclaté il y a quelques années à propos de Frédéric. On vous reprochait d’avoir vendu la chanson à la chaîne de fast food McDonald’s ?

Non, je ne leur ai rien vendu. Pour les États-Unis, McDonald’s avait choisi le thème de Mack the Knife, de Kurt Weill, une des chansons de l'Opéra de Quat' sous, un air connu de deux ou trois générations que toute l'Amérique anglaise pouvait fredonner. Lorsqu’il s’est implanté au Québec, McDonald’s a cherché pour sa publicité la musique qui était le plus dans le cœur des Québécois et on m'a seulement demandé la permission d'utiliser la musique de Frédéric. De toutes façons, quand on écrit une musique ou un poème, il ne t’appartiennent plus, ils appartiennent au public qui les prend pour lui. Cela dit, j'ai permis qu'on utilise la musique de Frédéric, mais pas les paroles originales. Ils ont en écrit d'autres pour leur publicité. Et finalement, c'était très joliment fait, autrement, je ne l'aurais pas accepté.

Cela a tout de même provoqué un petit scandale...

Bien sûr, les intellos étaient scandalisés : « Mais on nous prend notre Frédéric ! » Ils n'auraient pas pu le dire avant, qu'ils l'aimaient, cette chanson... Ce n’était pas très grave, et les enfants étaient ravis de chanter ça.

Plus tard, vous avez monté un spectacle qui s’intitule « Tu te rappelles Frédéric ? ».

C’était en 1985, à la Place des Arts, une salle d’opéra de Montréal qui contient trois mille quatre cents places. J’y ai refait le même spectacle que celui que j'avais présenté à l’occasion de l’inauguration, avec les mêmes musiciens et le même répertoire, à peu de choses près. Ça a été trois soirs extraordinaires.

En 1994, je suis allé chanter au Monument National. C’est un très vieux théâtre qui a été entièrement rénové. Quand j’avais huit ans, mon père m’y avait amené voir une pièce pour enfants. Ça m’a fait drôle de me retrouver sur la scène de ce théâtre à l’âge que j’ai...

Vous avez un projet de compilation...

J’ai commencé une compile sous la forme d’une trilogie. Le premier volet, « Mes années 60 », est déjà sorti. J’avais sélectionné quinze titres de ces années-là, dont je pense que le public les avait bien aimés. Le deuxième volet est paru en 1995, avec des titres des années 70, et je travaille actuellement sur les années 80. Il y aura donc un coffret de 3 CD.

Votre discographie est impressionnante : trente ou quarante disques...

Oui, pas loin de quarante. J’ai fait beaucoup de choses pour les enfants, aussi.

Vous avez été le deuxième Canadien connu en France, après Félix Leclerc. Avant Gilles Vigneault et Robert Charlebois.

C’était grâce à Frédéric, et à Bobino... À ce moment-là, je venais souvent en France. J’avais un côté « marsupiaux », je ne restais pas sur place, je ne m’accrochais pas. Un garçon comme Gilles Vigneault, par exemple, n’avait que la chanson et la poésie, il s’y est accroché. Alors que moi, j’avais la chanson, la musique et en plus j’étais acteur, et je tenais beaucoup à cette carrière de comédien.

Qu’est-ce qui vous a amené à la chanson ?

Rien. C’est quelque chose que l’on a en soi dès le départ. Quand j’entends des gens me dire : « Je prends des cours de comédie » ou « Je prends des cours de chansons », ça me fait un peu rigoler... À l’âge de trois ans, je commençais déjà à tapoter sur un clavier.

Dans votre famille, on était musicien ?

Oui, ça se transmet. Maman était professeur de piano, mais moi, je n’ai jamais appris le piano, je ne connais pas la musique. Mon père avait une voix extraordinaire, mais lui, c’était plutôt l’Opéra. Et puis Québec est une province très chantante !

Avant Félix Leclerc, qu’est-ce qu’on entendait au Québec ?

La Bolduc. Mais il y avait eu aussi des groupes qui chantaient des vieilles chansons du folklore français. Et l’opérette, également, les gens adoraient ça.

Propos recueillis à Cachan, en octobre 1995,

par Raoul Bellaïche et Colette Fillon

• Interview publiée dans JE CHANTE MAGAZINE N° 8 (toujours disponible).

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