« Chérie je j’aime, chérie je t’adore, como la salsa del pomodoro... » Une des rengaines de l’année 1960 ! Chanté en français, en arabe et en italien, ce « fox oriental » a été connu en France grâce à la version de Bob Azzam (Barclay) mais aussi à celle enregistrée par Staïffi (Vogue). Sa version de Mustapha a été n° 1 en Angleterre en 1960. Aujourd’hui encore, elle se retrouve sur une quarantaine de compilations de succès des années 60, sur CD ou en téléchargement légal. Pourquoi sa version et pas celle de Bob Azzam, qui était au moins aussi connue ? « Dans tout le Maghreb, c’est ma version qui a marché, du fait que ma prononciation était mieux comprise par les Maghrébins. »
Le Soleil d’Algérie
À ses débuts à Paris, Albert Darmon – son nom d’artiste signifie originaire de Sétif – chante au Soleil d’Algérie, un restaurant-cabaret de la rue Geoffroy-Marie, au Faubourg Montmartre, dans le neuvième arrondissement de Paris. Un quartier auquel il est attaché et auquel il rendra hommage un peu plus tard, dans un très joli tango « francarabe », Faubourg Montmartre, une chanson signée José de Suza. « C’est un faubourg qui m’a ouvert les yeux dans Paris », dit aujourd’hui Albert Darmon.
Le Soleil d’Algérie se trouve à quelques minutes de la rue d’Hauteville, siège des disques Vogue. Le restaurant est fréquenté par de nombreux artistes et musiciens : Sidney Bechet, Claude Luter, André Réwéliotty, Dario Moreno... « C’est Sidney Bechet qui m’a dit un jour : je vais te présenter à ma maison de disques. Chez Vogue, Léon Cabat, Claude Wolff et Jacques Wolfsohn m’ont écouté. Ils m’ont fait enregistrer deux ou trois 78 tours et puis est arrivé Mustafa. »
« Habibi Tino Rossi » et « Habibti Line Renaud »
Sur ces 78 tours, des reprises de Line Renaud (Pam Pou Dé), de Tino Rossi (Ya Catari), de succès typiques (El negro zumbon, le baion du film Anna) ou jazz (The Champ, de Dizzie Gillespie) du moment... « Ya Catari est un hommage à Tino Rossi. Vogue m’a suggéré de lui demander l’autorisation. J’ai été présenté à Tino au Fouquet’s puis rendez-vous fut pris chez lui où je lui ai lu le texte de ma version arabe. Il m’a dit : “Je suis d’accord pour que vous me la dédiiez.“ »
Sur le 78 tours qui regroupe les deux enregistrements, Ya Catari est précédée de la dédicace à son « habibi Tino Rossi » et Pam Pou Dé à sa « habibti Line Renaud ». « Loulou Gasté m’avait donné l’autorisation d’en faire une version arabe et m’a poussé à l’enregistrer. »
Et puis c’est le carton avec Mustapha, en 1960. Ortographiée Mustafa, la version de Staïffi, arrangée par Yousfi Allaoui, figure en tête du premier super 45 tours qu’il enregistre chez Vogue. Il y en aura trois autres, tous dans la série « Pour danser ».
Extrait de la préface : « La marque Vogue qui a sous contrat tous les chefs d’orchestre – Rois de la Danse – vous présente aujourd’hui Staïffi. Staïffi est aussi un roi, le roi du cha-cha-cha oriental (se méfier des contrefaçons). Lorsque vous entendrez ce disque, non seulement vous pourrez danser, ce qui est tout à fait normal lorsqu’on écoute un disque Vogue, mais encore vous pourrez rêver aux délices de l’Orient... que dis-je, non seulement aux délices de l’Orient, mais encore aux délices de Cuba. Staïffi a su relier par ce disque l’extrême-Occident au Proche-Orient. »
Staïffi y est accompagné par ses Mustafa’s. « Nous étions six musiciens. Un jour, on a même déguisé Jean Constantin qui s’était mis au piano ! Jean Constantin est devenu un grand ami. J’allais souvent le voir dans sa propriété, à Noisy-le-Grand, on y passait des journées entières. Un jour, il m’a écrit Du tout ennuyé, une chanson qui a pas mal marché. »
Vidéo : Staiffi chante Mustapha à la télévision.
Paradoxalement, le succès de sa version de Mustapha le pousse à mettre fin à sa carrière. L’OAS soupçonne cette chanson d’être... l’hymne du FLN et exige, sous la menace, qu’il la retire de son répertoire...
Staïffi se fait alors plus rare et, après un retour sous le nom de José Darmon (Faubourg Montmartre) suivi d’un 45 tours festif chez Barclay sous le nom d’Alberto Staïffi (Tape cinq !), il va tirer un trait sur la chanson. À Montpellier où il s’installe, il ouvre un magasin de jouets qui sera sa principale activité jusqu’en 1995. Au début des années 2000, on entend à nouveau parler de lui à travers plusieurs compilations. Staïffi est redécouvert. En 2010, la maison de disques BMG compile une vingtaine de ses chansons enregistrées chez Vogue au début des années 60. Contre toute attente, ce CD « Staïffi je t’aime, Staïffi je t’adore » rencontre le public.
Ce que l’on ne sait pas, c’est que Georges Moustaki vous a offert une chanson : Warda...
Un jour, Ferreri et Cabat, les grands patrons de Vogue, m’ont présenté Moustaki, qui me dit : « J’ai monté un orchestre qui s’appelle Eddie Salem et ses chanteurs arabes et Ducretet Thomson m’a demandé de faire des chansons franco-arabes. Mais ça n’a pas l’air de coller, alors que pour toi, ça marche plutôt bien... Dans mon tour de chant, j’ai une chanson qui s’appelle Warda... Est-ce que tu veux me l’enregistrer ? »
Je regarde Cabat, qui me dit : « Pourquoi pas ? ». Je suis donc allé tous les soirs chez Moustaki pour apprendre la chanson. Il m’a prévenu : « Cette chanson, je ne vais pas la signer de mon nom, mais sous le pseudonyme de Grigui, ce qui en arabe signifie le Grec ! » Georges avait essayé de faire une carrière dans le franco-arabe. Il avait pris le prénom d’Eddie pour faire un pied de nez à Eddie Barclay qui n’avait pas voulu de lui.
J’ai donc enregistré Warda. Elle figure sur mon deuxième super 45 tours Vogue, mais pas sur la compilation Sony, qui se limitait à vingt titres. Cette chanson a tout de même été rééditée récemment par Matthieu Moulin, de Marianne Mélodie, sur une compilation de cinq CD qui s’appelle « Les plus belles chansons franco-orientales ».
Vous-même avez enregistré un 45 tours chez Barclay.
Quand, plus tard, Barclay m’a pris sous contrat, il m’a dit : « Staïffi, c’est bien, mais rajoute-moi un petit prénom ! » Ces quatre titres que j’ai enregistrés sous le nom d’Alberto Staïffi connaissent une grande popularité sur iTunes. En 2001, EMI a sorti une compilation qui s’appelle « La Vérité, ça c’est une compil ! » sur laquelle il y avait Khaled, Rachid Taha, Alabina... Ils m’ont pris la chanson Tape cinq. C’est là que ça a redémarré. Un autre titre, La Tchoukchouka, a été utilisé dans Shem, un film de Caroline Roboh sorti en avril 2004.
En 1964, vous faites un retour chez Vogue sous le nom de José Darmon, avec quatre chansons d’un autre style.
J’avais dit à Albert Ferreri, un des directeurs de Vogue, que j’aimerais bien enregistrer des chansons entièrement françaises et en même temps garder mon vrai nom, Darmon. Comme prénom, j’avais choisi José, en hommage à celui qui écrivait les chansons avec moi, José de Souza, de son vrai nom Youssef Hagège. Dans les années 50, il s’était occupé de beaucoup d’artistes comme Blond-Blond et Line Monty... Pour elle, il avait écrit Ya Oummi, une chanson qui en a fait couler des larmes...
Dans ce disque, il y a notamment ce tango mélancolique chanté en français et en arabe : Faubourg Montmartre.
Cette chanson, c’est un peu ma vie... Et sans doute celle de beaucoup de Pieds-Noirs. Je suis venu en France bien avant 1962 et les premiers temps ont été difficiles... Ce quartier de Paris était devenu le point de chute de tous les Juifs d’Afrique du Nord avec ses cafés, ses restaurants et ses cabarets orientaux. Tous ceux qui avaient la nostalgie du « pays perdu » venaient s’y retremper le temps d’une soirée... Le Faubourg Montmartre tient une place dans mon cœur et c’est pourquoi j’ai voulu lui rendre hommage avec cette chanson. Sur le même disque, je chantais aussi Zallumettes et Mon Pays.
Audio : 1964, la chanson Faubourg Montmartre.
Sur votre troisième 45 tours Vogue, en 1960, vous enregistrez des standards de jazz, notamment Les Oignons...
C’était du jazz avec les instruments de la musique orientale. Il fallait bien que je rende hommage à Sidney Bechet puisque c’est lui qui m’avait présenté à Vogue ! Quand il a entendu ma version des Oignons en arabe, Sidney Bechet a eu les larmes aux yeux ! Sur le même disque, il y avait un second thème de Bechet (Le marchand de poissons) et un autre de Dizzie Gillespie (The Champ). Et enfin Le tango turc, que je dédie à Earl Cadillac, c’est-à-dire Hubert Rostaing.
Vous passez pour avoir modernisé la chanson francarabe...
C’est ce que certains ont dit... Vogue me présentait comme « le Sultan du cha-cha-cha oriental » et France Soir avait écrit que j’étais l’orientaliste de la chanson française ! Quand Mustapha est sorti, Barclay a pris ombrage parce que j’étais passé à l’Olympia et que je cartonnais dans tout le Maghreb... Pour l’Olympia, je n’avais pas fait de répétitions, avec mes musiciens, nous sommes allés répéter dans un café arabe de Belleville... Après, il a fallu trouver une tenue.
Comment vous est venue l’idée de votre tenue de scène ?
Ce costume oriental avait été porté par Henri Vidal, le mari de Michèle Morgan, pour les besoins d’un film, Les Filles du Sud. Vogue a loué ce costume pour un mois dans un magasin d’accessoires. Je suis passé à l’Olympia, en première partie de Colette Renard et de Jean Constantin, avec cette tenue et je figure avec sur mes pochettes de disques.
Que s’est-il passé exactement après la sortie de votre version de Mustapha, dans le contexte de la guerre d’Algérie ?
J’ai enchaîné les tournées jusqu’au jour où on m’a supprimé tous mes contrats ! Je devais chanter à l’Hôtel Aletti à Alger, à Aïn Témouchent, à Oran... Et tout a été annulé parce qu’on avait fait courir le bruit que Staïffi chantait l’hymne du FLN...
Mustapha, hymne du FLN !
Oui, on me reprochait d’avoir répandu partout l’hymne du FLN... La presse l’explique bien sur mon site. C’est alors que j’ai été braqué par l’OAS en bas de la maison. Mes parents et moi, on a eu très peur... Paul Delouvrier, qui était Gouverneur général de l’Algérie, a fait retirer mes disques de tous les points de vente. Ma maison de disques, Vogue, m’a dit : « Mon petit, tu laisses tout tomber pour l’instant, parce qu’on n’a pas envie, nous non plus, qu’on nous fasse sauter... »
J’avais signé un contrat d’un mois avec l’Olympia et il restait deux jours. J’ai dit à Bruno Coquatrix que j’avais été menacé en bas de chez moi et qu’il fallait qu’il assure ma protection... Il a mis à ma disposition deux gardes du corps... J’avais aussi trois gars de l’orchestre, des Maghrébins qui travaillaient avec moi. Ils ne me quittaient pas d’une semelle parce qu’il fallait que je finisse les deux soirs à l’Olympia...
Tout cela vous a un peu refroidi...
Après mes ennuis avec l’OAS, j’ai choisi de me faire oublier... Je suis parti chanter au Moyen-Orient, à Izmir, à Rhodes, en Israël où j’ai chanté pendant sept mois au Sabra...
À mon retour en France, j’ai changé de fusil d’épaule, j’avoue que cette histoire d’OAS m’avait scié... J’avais mis cette période de ma vie en sommeil et c’est alors que j’ai vu avec stupeur mon nom sur de nombreuses compilations Vogue, aux côtés de ceux de Sidney Bechet, Claude Luter, André Réwéliotty... C’étaient des 33 tours pour la danse dans une série appelée « Paris-Night Club à... Alger », « Deauville », « Trouville »... Je n’ai jamais rien touché dessus car la maison de disques m’avait perdu de vue, et moi, je ne voulais pas que l’on sache où je me trouvais...
Vous avez fréquenté le milieu de la chanson française ?
J’ai bien connu Dalida mais surtout Édith Piaf, que Jean Constantin m’avait présentée. J’ai passé chez elle des soirées formidables. Elle m’avait dit : « Surtout, ne change pas de genre ! Même quand on ne comprend pas l’arabe, on devine ! » Elle était très gentille avec moi.
Pourquoi avoir fait récemment un remix de Mustapha ?
Un jour, à Montpellier, sur la Place de la Comédie noire de monde, j’ai vu des Roms s’installer et déballer de leurs housses des trombones et des saxos... Et pour la première fois de ma vie, j’ai entendu Mustapha avec des cuivres ! J’ai eu beaucoup de succès, surtout dans le Maghreb, et ça continue ! Pour l’anniversaire du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, je figure dans une compilation, aux côtés de grands artistes algériens. Un peu comme les Anglais qui me mettent sur toutes leurs compiles !
Et aujourd’hui, Staïffi ?
Le compositeur Jean-Paul Cara est un grand ami qui habite pas loin de chez moi. Il y a quelque temps, il m’a fait écouter un slow qui m’a beaucoup plu. J’ai fait des paroles là-dessus. Dans cette chanson, Alech, pourquoi m’as-tu abandonné ?, il y a une rime arabe, une rime française. Je l’ai enregistrée et c’est un titre que l’on trouve maintenant en téléchargement. Alech, pourquoi m’as-tu abandonné ? est une chanson qui me tient à cœur aujourd’hui.
Propos recueillis par Raoul Bellaïche
• Entretien publié dans JE CHANTE MAGAZINE n° 12, spécial « chanson francarabe », toujours disponible.
Staïffi sur Internet :
• Page Facebook : www.facebook.com/alberto.staiffi
Discographie :
• « Staïffi je t’aime, Staïffi je t’adore », CD Sony, 2010.