JE CHANTE.- Pierre Grosz, vous vous définissez plus comme auteur de chansons que comme parolier. Quelle différence y voyez-vous ?
PIERRE GROSZ.- Pour moi, dans la notion d’auteur, il y a le sens de plus de responsabilité dans l’écriture d’une chanson. Le parolier fait tout autant un travail de création, mais on lui passe une musique qui est déjà composée et il lui appartient d’écrire des paroles sous les notes, de raconter une histoire qui soit plausible par rapport à l’interprète. Tandis que dans la plupart des chansons que j’écris, j’écris autour d’une personnalité. D’ailleurs, j’écris souvent des séries de chansons, des albums entiers. De ce fait, je me considère plus comme auteur que comme simplement quelqu’un qui fonctionne par rapport à une musique.
Un de vos confrères, Frank Thomas, a coutume de dire : « C’est moi qui provoque la musique ».
C’est une autre façon, peut-être plus restrictive de le dire. Très souvent, on peut voir que les très grands succès sont des chansons où même la forme est inventée. Prenez une chanson comme Le pianiste de Varsovie : elle est construite comme aucune autre. Ou L’été indien, pour prendre une chanson plus récente, ou Les vacances au bord de la mer ou Je voulais te dire que je t’attends, pour citer les miennes. Ce sont des chansons qui ont une forme tout à fait particulière. Ou encore Cargo d’Axel Bauer. C’est comme des prototypes... Au fond, il y aurait cette notion que le parolier fait des modèles de grande série, et l’auteur, de temps en temps, a la chance de pouvoir provoquer une forme de prototype de chanson.
Est-ce que c’est délibéré ? Est-ce que vous vous éloignez instinctivement des formes connues ?
Non, ça m’intéresse, j’en fais beaucoup aussi dans ce sens-là. Je travaille aussi comme parolier, bien sûr. Occasionnellement, ça m’arrive. La créativité qu’on peut avoir, quand on démarre une chanson par une idée, est souvent, dans mon cas, plus forte. Je connais d’autres auteurs pour qui c’est le contraire, qui sont beaucoup plus inspirés quand ils doivent écrire à partir d’une musique qu’on leur donne. Je pense que c’est aussi une question de tempérament. Et que ça dépend aussi de la façon dont on considère l’activité d’écriture d’une chanson.
Comment vous situez-vous par rapport à vos confrères ? Quels sont ceux que vous appréciez ?
Je pense que tous les auteurs sont très différents les uns des autres. D’abord parce qu’ils ont eu, chacun, un parcours différent. Dans mon cas, j’ai commencé sur le tard, mais, en contre-partie, par rapport aux gens de mon âge, je suis beaucoup plus « jeune » dans mon écriture, étant donné que, quand j’ai commencé, les autres auteurs de ma génération avaient déjà écrit pour une génération de chanteurs. Tandis que moi, j’ai démarré avec Jonasz débutant et j’ai continué avec Elsa débutante... Comment je me situe par rapport aux autres ? Je ne me compare pas ou je ne les compare pas à moi. Je considère qu’il y a, en gros, deux familles. Je suis proche de l’une et éloigné de l’autre. Je me sens des affinités ou des connivences avec des gens comme Roda-Gil, Bergman, Lanzmann, ou quelqu’un de moins connu qui s’appelle Marc Strawzynski, qui a fait quelques chansons très intéressantes. Notamment Sur des musiques noires pour Thierry Pastor ou Les jardins du ciel pour Jairo ou, plus récemment, tous les succès de Gérard Blanc. Voilà quelqu’un que je considère dans la même mouvance que moi. Je ne fais pas nécessairement la distinction entre les gens qui sont auteurs ou paroliers et les chanteurs qui sont auteurs également. Par exemple, j’ai des affinités assez grandes avec l’auteur Michel Delpech. Je le considère comme un très bon auteur. Qui vous citer d’autres ? C’est pas facile à brûle-pourpoint... Je me sens assez le contraire de gens comme Barbelivien ou Lemesle. Dans ma morale du métier et même aussi sans doute dans ma façon d’écrire et dans ma façon d’aimer la chanson.
Depuis quand écrivez-vous ? Comment devient-on auteur ?
Ça fait une bonne quinzaine d’années que j’écris des chansons. Maintenant, comment devient-on auteur ? Je ne pourrai pas répondre à cette question. Je pourrai dire soit comment je le suis devenu, soit comment je m’y prendrai si je voulais, aujourd’hui, devenir auteur de chansons. Je ne peux pas donner une méthode générale. Pour ma part, je suis devenu auteur de chansons en essayant de trouver des talents, des interprètes et des compositeurs nouveaux. Je n’ai pas manqué de chance puisque le premier pour qui j’ai écrit professionnellement, c’était Michel Jonasz. Je l’ai rencontré par hasard, parce que je cherchais quelqu’un pour qui écrire. Dans la « méthode », le hasard et la chance jouent un rôle important... Je crois qu’il faut beaucoup se remuer, sortir de chez soi, aller écouter tous les nouveaux chanteurs, être à l’affût de tout ce qui parait. Et puis surtout, la meilleure méthode, c’est de faire ce qu’on aime. Je rencontre souvent des jeunes auteurs qui ont l’intention de devenir professionnels et je m’aperçois qu’ils essayent tous d’écrire pour tout le monde, dans tous les sens, dans toutes les directions... Moi, j’ai déjà du mal à arriver à faire des chansons qui se tiennent pour quelqu’un pour qui je travaille à longueur de temps... À moins d’être des super-génies, je doute fort que, essayant d’écrire pour tout le monde à la fois, ils arrivent à produire une seule chanson qui soit significative. Pour répondre complètement à cette question : qu’est-ce qu’il faut faire pour percer et pour réussir en tant qu’auteur, je dirais qu’il faut et qu’il suffit de faire une chanson, et une seule, que des professionnels vont remarquer dans la production. Je me suis fait ce raisonnement quand j’ai commencé et je referai le même aujourd’hui : essayer de trouver quelqu’un de nouveau qui va être votre porte-étendard et avec qui on va aussi avoir le temps d’apprendre les difficultés que ça représente d’écrire une chanson. Car, plus ça va, plus je pense que c’est difficile.
Que faisiez-vous avant d’être un professionnel ?
Avant, j’avais une certaine activité d’écriture mais ce n’était pas une activité professionnelle. Donc, ce n’était pas une activité permanente. Et puis, écrire des chansons est une forme d’écriture très spécifique. La preuve : quand des écrivains de très grand talent comme Modiano, Sagan, Frédéric Dard, Michel Tournier, et d’autres, ont essayé d’écrire des chansons, ça n’a jamais donné des résultats probants sur plusieurs chansons. Je ne jurerai pas que Tournier a écrit des chansons, mais j’en oublie bien d’autres qui sont des auteurs de grande envergure comme auteurs de romans.
Vos premières chansons ont été enregistrées par Jonasz ?
Ma première chanson enregistrée s’appelait La rencontre. C’était une chanson de Jonasz qui a été un petit tube et qui est ressortie en compact. Ça m’a tout de suite lancé. Michel Polnareff m’a demandé à ce moment-là, alors que je n’avais que quelques mois de métier, d’écrire son spectacle de l’Olympia et son album. Je me suis retrouvé débutant catapulté avec la plus grande vedette – outre Hallyday – de cette période. J’y suis allé bravement, mort de peur, mais avec conviction et détermination !
Jonasz, vous l’avez rencontré comment ?
Comme ça, dans un couloir de maison de disques. J’ai entendu sa voix à travers une porte et j’ai tout de suite pensé que ce serait quelque chose de vraiment inspirant d’écrire pour lui. Alors, j’ai poussé la porte et je le lui ai dit. Notre collaboration a duré quelques années, cinq ou six ans. La dernière chanson qu’on a faite ensemble, c’est Je voulais te dire que je t’attends.
Chanson qui a été reprise aux Etats-Unis par le groupe Manhattan Transfer.
Oui, et ensuite, pour mon plus grand plaisir, par Diane Dufresne, notamment. Nicole Croisille aussi. Mais la plus belle interprétation me semble avoir été celle de Diane.
Voulez-vous évoquer quelques-uns de vos interprètes ?
Volontiers. Je vous parlerai de ceux qui sont encore connus aujourd’hui. Jonasz et Polnareff au départ. Ensuite, j’ai eu une petite collaboration avec Alain Chamfort presque à ses débuts. Puis il y a eu d’autres chanteurs-compositeurs de très grande qualité comme Pierre Groscolas. J’ai fait des chansons avec Michel Legrand pour Reggiani. Après, il y a eu la période Catherine Lara, deux albums, notamment la chanson Yohann qui a été son premier grand succès commercial. Après cela, j’ai croisé des très grands compositeurs-interprètres. J’ai beaucoup travaillé pour Gilbert Bécaud, Jean Ferrat... Nicole Croisille m’a interprété plusieurs fois (Emma, La Garonne). Ensuite, il y a eu une nouvelle période avec d’abord Elsa. J’ai fait aussi un album d’Angelo Branduardi... C’est difficile parce que, comme je suis en train d’écrire de nouvelles chanson, je suis plus porté à penser à ce que je vais faire qu’à ce que j’ai fait... Récemment, une collaboration a commencé avec le groupe espagnol Mecano pour qui j’ai fait Une femme avec une femme en français. J’ai fait une première chanson pour Patricia Kaas, Bessie.. J’espère en faire d’autres. Et puis, il y a Anne, la petite artiste qui chante des chansons de Disney. J’en oublie beaucoup...
“Je n’ai pas de textes prêts d’avance :
j’ai des idées en réserve...”
Est-ce qu’on vous sollicite sur un thème précis ?
Non, c’est rare. La plupart du temps, je trouve une idée, je la développe et la propose. Je trouve mes idées pour elles-mêmes. Quand j’ai une idée de chanson, j’ai une idée de chanson. Sans pense à un interprète particulier. Sauf si j’écris sur une musique qu’on m’a demandé de mettre en paroles. Alors, c’est une toute autre démarche. Mais là aussi, il m’arrive de puiser dans les idées que j’ai trouvées au jour le jour. À ce moment-là, je prends cette idée et j’écris la chanson pour un interprète précis. Je n’ai pas de textes prêts d’avance : j’ai des idées en réserve. Et c’est obligé parce que, en période de très grande pression de travail, je n’arriverai pas à trouver autant d’idées que nécessaire. Et comme, à la différence de certains autres auteurs, je n’utilise que mes propres idées et non pas celles de mes collègues, je préfère avoir une réserve d’idées dans laquelle je puise...
Ces chansons naissent facilement ? Vous êtes de ceux qui écrivent facilement ?
Chaque chanson est une histoire différente. Il y a des chansons que j’écris très vite et d’autres sur lesquelles je travaille beaucoup. J’ai fait le premier jet de la chanson de Patricia Kaas, Bessie, en une heure mais la chanson s’est écrite en un mois. Parce qu’il y a eu un grand nombre de versions successives, d’approches différentes, en fonction de la musique. En général, j’aime bien écrire un petit départ, quelques lignes, puis faire faire une musique et, ensuite, écrire à ce moment, quand la musique est là.
Est-ce qu’il faut une gymnastique intellectuelle quand on écrit pour des interprètes aussi différents ? Est-ce que c’est difficile d’écrire en même temps pour, par exemple, Francesca Solleville et Elsa ?
C’est une tension plus grande mais ce n’est pas plus difficile. Au contraire, ça dédramatise la petite angoisse qu’on peut toujours avoir : est-ce que je vais être bon, est-ce que je vais trouver des mots assez forts, est-ce que je vais m’en sortir... Alors, si on bloque sur une chanson, on passe à une autre et, du coup, quand on revient à la précédente, on a un oeil plus neuf à ce moment-là.
Vous fréquentez d’autres auteurs, des compositeurs ?
Surtout des auteurs, curieusement. Je pense qu’il y a quand même une paresse de la part des compositeurs et des auteurs aujourd’hui. Ils recherchent assez peu le contact. Qu’ils soient débutants ou gens plus connus. A chaque fois qu’une collaboration nouvelle s’enclenche, c’est moi qui l’enclenche. On est un peu trop replié sur soi. Je remarque qu’en France, la fonction d’auteur et de compositeur n’est pas suffisamment valorisée, d’une façon générale. Par exemple, je suis frappé de voir qu’aux Victoires de la Musique, il n’y a aucune place pour nous. Chaque année, j’ai des artistes pour qui j’écris qui sont nommés mais je n’ai jamais été invité aux Victoires de la Musique... Ni aucun de mes confrères qui ont fait des chansons pour les artistes couronnés. Je trouve ça un peu désolant. Jamais on ne les reconnaît et je trouve ça bizarre...
Ni auteur ni compositeur, alors qu’au cinéma, on récompense les scénaristes... Pour terminer, Pierre Grosz, quelle est la chanson que vous auriez aimé écrire ?
Je ne sais pas, il y en a pas mal... Tiens : Just a gigolo ! Parce que ça paraît être un tout petit sujet mais en réalité, c’est un sujet profond. Ça paraît être une chanson gaie, en réalité, c’est une chanson triste. C’est quelque chose qui paraît superficiel et c’est, en fait, un personnage qui vit, avec auto-dérision, un drame dans sa vie... Ce genre de chansons qui n’ont l’air de rien, qui traversent les époques, qui sont inusables, qui sont libres, qui ont leur propre invention de forme... Il y en aurait beaucoup d’autres, mais celle-là, c’est la première qui me soit venue à l’esprit. C’est vrai que j’aurais bien aimé l’écrire...
Propos recueillis
par Raoul Bellaïche
• Interview publiée dans JE CHANTE ! n° 7, mars 1992 (n° épuisé)
Les interprètes de Pierre Grosz
On trouve trace de Pierre Grosz dès 1968, avec une chanson écrite pour Jean-Claude Annoux : Paris pile et face (Barclay, 71.273). En vrac, quelques-uns de ses nombreux interprètes : Bernard Sauvat (L'amour, il faut être deux, 1972), Jean-Michel Caradec (Le montreur d'ours, 1976), Serge Reggiani (Un homme sur le toit et La vie est vraiment très bien faite, 1976), Michel Delpech (Bombay, 1981), Jean Ferrat (Je meurs, 1975, Les instants volés, 1979), Mecano (Une femme avec une femme, 1990). Et plus régulièrement pour Francesca Solleville, Diane Dufresne, Nicole Croisille, Catherine Lara, Michel Jonasz...
À écouter : interview de Pierre Grosz en 2007.