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Jeanne Moreau : ​« Même si une chanson ressemble à son auteur, celui qui la chante la fait sienne »


Photo : Georges Dambier (CD Canetti)

« Elle avait des bagues à chaque doigt... » Rares sont les chansons dont les « départs » sont aussi évocateurs ! Le tourbillon, appelé aussi Le tourbillon de la vie, est de celles-là. « Des tas de bracelets / Autour des poignets / Et puis elle chantait / Avec une voix / Qui sitôt m’enjola... »

Sobrement accompagnée à la guitare par son auteur, Cyrus Bassiak, cette « petite » chanson n’a pas eu besoin d’être réenregistrée par Jeanne Moreau pour le disque : elle figure dans sa nudité, telle qu’interprétée dans le film de François Truffaut, Jules et Jim. Belle et simple leçon de vie (« Chacun pour soi est reparti dans le tourbillon de la vie... »), la chanson est un instantané de l’année 1962... qui dure ! L’année de sa création, elle est aussi enregistrée par Francesca Solleville, Cora Vaucaire, Yvette Giraud mais aussi Jean Richard et Henri Serre (le Jim du film). Standard de la chanson, elle est redécouverte au milieu des années 90 par une nouvelle génération d’artistes : Vanessa Paradis, qui la chante en duo avec Jeanne Moreau au Festival de Cannes, puis l’enregistre, Patricia Kaas, Renaud et Souchon (Les Enfoirés à l’Opéra Comique), Lambert Wilson, Mona Heftre...

 

Extrait de "Jules et Jim".

 

Au Festival de Cannes (dont Jeanne Moreau était la présidente du jury), mai 1995.

 

Actrice fétiche de la Nouvelle Vague, Jeanne Moreau impose à la fin des années 50 son personnage de femme moderne dans Ascenseur pour l’échafaud et Les Amants de Louis Malle, film qui fait scandale... Cinéma et chanson ont partie liée dans ces années-là : Brigitte Bardot, Marie Laforêt, Anna Karina, Valérie Lagrange seront bientôt sollicitées par les maisons de disques.

Pour le personnage de Catherine, une jeune femme qui « balance » entre Jules et Jim, François Truffaut a choisi Jeanne Moreau, et c’est à lui que revient l’idée d’inclure une chanson dans le film. Truffaut est ami de Serge et Danièle Rezvani qui possèdent une maison à La Garde-Freinet, tout comme Jeanne Moreau. « Quand on se retrouvait, se souvient Jeanne, Serge inventait des chansons, c’était bien avant Jules et Jim. C’est parce que je fredonnais sans cesse Le Tourbillon que François Truffaut a eu l’idée de l’inclure dans le film. »

Monteuse sur Jules et Jim, Claudine Bouché raconte : « Lorsque Jeanne Moreau chante Le Tourbillon de la vie, elle fait un geste à un moment parce qu’elle se trompe en inversant deux couplets. C’est cette prise que nous avons choisie avec François. Jeanne, très professionnelle, n’a pas demandé à ce que la prise soit interrompue, elle a simplement fait ce geste pour signifier qu’elle s’était trompée. Je savais que François accepterait cette prise, parce que le geste de Jeanne lui donne encore plus de charme. »

Jacques Canetti

Avec Jules et Jim, Jeanne Moreau connaît une consécration internationale comme comédienne mais la chanson du film lui ouvre aussi les portes des studios d’enregistrement. Jacques Canetti, qui vient de quitter les disques Philips, monte son propre label. Se fiant à ses propres goûts (« Ce que j’aime, le public pourrait l’aimer »), il propose à Jeanne Moreau un album de chansons de Cyrus Bassiak, l’auteur du Tourbillon, pseudonyme sous lequel Serge Rezvani, alors peintre et pas encore romancier, écrit des chansons sans penser qu’elles sortiraient de son cercle d’amis !

« Jacques Canetti, les yeux vifs derrière les lunettes, persuasif et obstiné, est celui qui a su le premier s’emparer du Tourbillon de la vie et m’entraîner dans un studio d’enregistrement. Grâce à lui, j’ai découvert qu’à travers des chansons, je pouvais exprimer des secrets, lâcher prise, me moquer, m’amuser et laisser vivre une femme, parfois une enfant que je croyais avoir réduite au silence », précise la comédienne-chanteuse.

Sorti en 1963, le 30 cm « Jeanne Moreau chante 12 chansons de Cyrus Bassiak » est récompensé l’année suivante par le Grand Prix du Disque de l’Académie Charles-Cros. Orchestrées par François Rauber et Ward Swingle (du groupe vocal les Swingle Singers), plusieurs de ces douze chansons sont devenues des classiques : J’ai la mémoire qui flanche (reprise par Zazie et Faudel), phrase rentrée dans le langage commun, La peau, Léon (un tango d’humour noir), Les mensonges (un cha-cha-cha), La vie de Cocagne, Rien n’arrive plus, La vie s’envole ou L’homme d’amour, jolie valse utilisée dans le nouveau film de Pierre Grimblat (Lisa)... La même année, Jeanne Moreau chante Embrasse-moi à Jean-Paul Belmondo dans Peau de banane, film de Marcel Ophuls.

 

Jeanne Moreau est à Montreux en 1963 pour la Rose d’or. Pendant les répétitions, elle interprète la chanson J’ai la mémoire qui flanche pour les caméras de la TSR.

 

Chansons minimalistes

Trois ans plus tard, Jeanne Moreau « remet ça ». Aux studios Arsonor, elle enregistre douze nouvelles chansons de Cyrus Bassiak. Particularité de ce disque : ses orchestrations sobres – on dirait « minimalistes » aujourd’hui – sont dues à deux pointures du jazz, Elek Bacsik et Michel Gaudry, le guitariste et le contrebassiste qui accompagnent Serge Gainsbourg sur l’album « Confidentiel ».

Arrivé de New York, Elek Bacsik a interrompu une séance d’enregistrement avec Miles Davis pour travailler avec Jeanne Moreau. Pendant un mois et demi, à la campagne, elle répète avec lui les nouvelles chansons, travaille la mise en place de la voix. À Paris, ils rejoignent le contrebassiste Michel Gaudry pour mettre au point l’accompagnement de chaque chanson.

Récompensé l’année suivante par le Grand Prix de l’Académie du Disque, ce deuxième 30 cm contient aussi des classiques : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours (chanson que chante Anna Karina dans Pierrot le fou de Godard), Tantôt rouge, tantôt bleue, Tout morose, Tu m’agaces, Les mots de rien, Les wagons longs des lits... Pour la promotion du disque, Jeanne tourne en plein Paris un scopitone avec Claude Lelouch (Où vas-tu, Mathilda ?).

Jeanne change de label, chez Polydor elle enregistre deux albums, l’un, « Les chansons de Clarisse », écrit par le poète Guillevic d’après les textes d’Elsa Triolet, sur des musiques de M. Philippe-Gérard, l’autre (« Jeanne Moreau chante Jeanne Moreau ») avec ses propres textes (La célébrité, la publicité). Au cours des années 70, tout en poursuivant sa carrière cinématographique, elle enregistre une demi-douzaine de chansons de films (L’humeur vagabonde, Absences répétées, Le jardin qui bascule, Jeanne la Française, India Song, L’adolescente, en duo avec Yves Duteil) dont elle signe parfois les paroles.

Norge

En 1981, son chemin recroise celui de Jacques Canetti. La rencontre du poète belge Norge lui redonne envie de chanter. Jean-Christophe Averty lui consacre une émission où elle interprète 22 poèmes de Norge mis en musique par M. Philippe-Gérard. Un double album est aussi édité par Canetti, disque à nouveau récompensé par l’Académie Charles-Cros. On se souvient encore de chansons comme Le petit non, Le nombril, Pas bien, Chéri, Fille d’amour (Léonce)...

Jeanne Moreau aurait aimé aller plus loin dans la chanson, prendre le temps de s’y consacrer davantage, ainsi que l’encourageait Jacques Canetti : « Si j’avais cédé davantage à son élan, j’aurais sans doute accumulé d’autres rencontres, d’autres chansons, mais je lui ai résisté. Je le regrette parfois, mais c’est la vie. »

Régulièrement rééditées, les chansons « de » Jeanne Moreau sont devenues des classiques du répertoire, au point qu’on en oublie parfois le nom de l’auteur... « Même si une chanson ressemble à son auteur, celui qui la chante la fait sienne, affirme-t-elle. C’est comme les personnages au cinéma ou au théâtre. On est là pour donner vie à des fantasmes sortis de l’imaginaire d’un auteur. En tout cas, la chanson, la rencontre avec des musiciens a toujours été pour moi une chose jubilatoire. »

Raoul Bellaïche

• Texte rédigé pour le livret d'un CD paru chez Canetti en 2003.

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