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Brassens raconté par Émile Miramont, dit « Corne d’Aurochs »


Brassens, c'est bien connu, aimait affubler ses amis de surnoms : Gibraltar (Pierre Onteniente), Socrate (Jacques Canetti), La Tigresse (Patachou)... Avant d'être « Corne d'Aurochs », Emile Miramont fut, de longues années, surnommé « Le Tube » ! Aujourd'hui, dans un livre publié aux éditions de l'Archipel, il raconte le Brassens d'avant la gloire, leur enfance à Sète et les années de vache maigre, à l’époque où les deux hommes habitaient l’impasse Florimont. Je Chante l’a rencontré.

Émile Miramont, votre surnom a bien une histoire !

Je ne veux pas déflorer le livre. En résumé, disons que Georges faisait office de rédacteur en chef dans le journal anarchiste Le Libertaire. Le climat anar dans lequel nous vivions correspondait à notre tempérament foncièrement individualiste, hostile à l’exploitation bourgeoise de la société... Et par conséquent hostile à tout progrès matériel qui renforce ce conformisme bourgeois. De là m’était venue l’idée de tout détruire, de détruire ce progrès qui, au bout du compte, était la source de toutes les misères de la société. J’en étais venu à bâtir une théorie, à fonder un parti, dont Georges m’avait sacré membre fondateur, président, et seul membre actif. C’était le parti préhistorique, le mouvement primitiviste. Cela nous entraînait vers une sorte de retour au point zéro dans lequel seuls la source bienfaisante, l’arbre nourricier, et la grotte tutélaire avaient droit de cité. Toute ingérence d’une main humaine dans l’ordre naturel était la pire des abominations. Devant une révolution aussi fracassante, Georges a pensé que je ne pouvais plus m’appeler Emile. Et c’est là qu’il m’a baptisé « Corne de roc ». Phonétiquement, ça ne me plaisait pas tout à fait. Et puis ce n’était pas assez agressif, pas assez fonceur, alors qu’il y avait beaucoup de dynamisme dans l’idée de cette révolution. J’ai demandé une rectification qui m’a été accordée à l’unanimité. On m’a donc changé en « corne d’aurochs ».

Et la chanson ?

Elle entre dans tout autre chose. La chanson a été écrite après mon départ de l’impasse Florimont, fin 1947. J’avais l’esprit familial très ancré et, pour les fêtes de Noël, j’ai voulu embrasser ma famille qui vivait dans le Gers. J’ai réussi à réunir quelques sous pour acheter un billet de chemin de fer. Georges m’a accompagné sur le quai de la gare. Une fois arrivé à destination, la saveur du bifteck retrouvé (il n’y en avait pas trop impasse Florimont !), les sermons paternels ont fini par me convaincre qu’il valait mieux rester dans ma province que de remonter à Paris. Georges l’a assez mal digéré. Voilà pourquoi il a écrit Corne d’Aurochs. Mais enfin, il ne faut quand même pas en faire un pamphlet personnel, quelque chose de méchant ou de vengeur à mon endroit. Je considère ça comme une pochade dans laquelle il s’est certainement beaucoup marré et où il pensé que je me marrerais aussi en l’écoutant. Et au bout du compte, il s’est révélé que la chanson me passe très largement par dessus la tête et que ce sont tous les « Corne d’Aurochs » de la terre - et Dieu sait s’il y en a ! - qui en ont pris pour leur grade.

Vous êtes resté en bon terme avec lui, je suppose ?

Bien évidemment. C’était sans importance. Du reste, je n’ai entendu cette chanson que chez Patachou en 1951, je crois. Et je me suis fait engueuler par Michel Jaubert, le chef des Compagnons de la Chanson, que j’ai rencontré dans le hall de Patachou et auquel Georges m’a présenté. La conversation a roulé sur la chanson de Georges dans laquelle le nom de « Corne d’Aurochs » a été prononcé et j’ai ouvert de grands yeux et Jaubert m’a engueulé en me disant : « Comment, vous ne connaissez pas Corne d’Aurochs ? » Cela faisait déjà presque un an que Georges l’avait enregistrée. Mais enfin, vous savez, en province, les choses ne se passent pas du tout comme elles se passent à Paris. L’air de Paris, le climat de Paris font que tout se sait très vite, tout prend immédiatement une proportion telle que seul celui qui veut ignorer les choses les ignore.

Vous avez connu Brassens dans quelles circonstances ?

Par les hasards de la carrière administrative de mon père. Quand il a été muté à Sète, il y est venu avec femme et enfants. Très peu de temps après, j’ai fait la connaissance de Brassens. J’habitais à 50 mètres de chez lui, au coin de la rue Carraussane. On est devenu copains immédiatement, presque frères. On ne s’est pas lâchés pendant les 7 ou 8 ans que j’ai passés à Sète. La proximité des domiciles s’y prêtait beaucoup... ainsi qu’un goût de la musique, pour lequel il m’a forcé la main.

Vous jouiez d’un instrument ?

À l’origine, j’étais plus calé que Georges en matière de musique. Ma bonne éducation exigeait que j’aille deux à trois fois par semaine au conservatoire de Sète. On solfiait des notes dans le sifflement des becs d’éclairage avec un piano grelottant, un croque-notes douteux. Il aurait fallu s’appeler Mozart pour retrouver l’harmonie dans ce capharnaüm ! De sorte que je savais le nom des notes, je savais les placer sur une portée. Georges ne le savais pas du tout. Il l’a ignoré presque jusqu’à la fin, lorsqu’il a du défendre ses droits devant la Sacem (dont l’examen d’entrée nécessite de connaître un peu le solfège).

Vous faisiez quoi à Paris ?

J’ai travaillé uniquement pour essayer d’apporter un peu de ressources matérielles à l’impasse Florimont. Il fallait quand même bien aider à survivre. Grâce à Pierre Onteniente, j’avais réussi à trouver un petit poste d’auxilliaire aux Caisses du Trésor, à la Recette Centrale des Finances de la Seine. Je ne suis pas resté très longtemps, au bout de trois mois, on m’a foutu dehors. Que voulez-vous, il était tout à fait difficile, sinon incompatible, de concilier les Belles lettres et les chiffres à apposer sur le papier bleu ! Dans un premier temps, je suis rentré à Toulouse, où j’ai vécu un an, avant de rejoindre ma famille dans le Gers de façon plus définitive. J’ai exercé deux ou trois métiers, deux ou trois misères, jusqu’au jour où un de mes clients et voisins s’est inquiété de me voir végéter. Ayant des relations à la société l’Oréal, il est intervenu pour que je puisse y entrer. Et c’est là que j’ai fait toute ma carrière.

On en arrive à ce livre. Vous y pensiez depuis longtemps ?

Le livre a démarré au lendemain de la mort de Georges. J’avais encore en mémoire - ou plutôt à l’oreille - ses mots. Ceux qu’ils disaient avant de devenir célèbre, à l’époque de la vache enragée de l’impasse Florimont. Il répétait toujours : « Tu seras le seul à pouvoir faire ma biographie quand je serai célèbre. » (hypothèse qui posait alors beaucoup de points d’interrogation !). En fait, il se trompait. Je pouvais réunir des éléments pour un commencement de biographie, mais toute une partie de son parcours m’a finalement échappé, celle de sa célébrité. Quand il a connu la gloire, nos chemins ont bifurqué. Lui, pris dans un circuit particulier, moi, à travailler de mon côté, sans plus avoir guère de liberté pour le voir très régulièrement.

Pourtant le livre a vu le jour...

Je me suis mis à lire quelques biographies de Georges. Et là, j’ai vu que les auteurs avaient fait l’impasse sur une foule de choses : son enfance, sa jeunesse, et cette période sinistre, cette période noire de l’impasse Florimont. Une lacune d’autant plus grave que cet épisode est déterminant pour la carrière de Georges. Il est, je crois, essentiel pour son épanouissement poétique. J’ai donc apporté mon moellon à l’édifice en m’appuyant sur cette période. En cela, le livre n’est pas vraiment une biographie.

Vous écrivez, page 139 : « Peu de gens ont côtoyé le Brassens de cette époque, sans argent, misérable, son chandail démaillé, pantalons en lambeaux. J’entends encore ses cris de révolte angoissée devant notre indigence et les efforts de Jeanne pour maintenir à flot la barque démâtée, colmater les voies d’eau. »

C’est vrai. Tant que la vox populi n’a pas consacré un talent, les gens sont réticents à le reconnaître. Et quelqu’un qui était un peu miséreux, avec un pantalon effrangé, un pardessus rapé, des cheveux qu’il brûlait à la flamme d’une bougie, bref, un garçon impécunieux, n’attire pas les foules. Les amis se comptaient sur les doigts d’une seule main. Il y avait les inconditionnels, qui se moquaient de savoir s’il réussirait ou pas. Puis il y avait ceux qui croyaient en son talent. Tous ceux, et c’était les plus nombreux, qui espéraient que ce talent finirait par éclater au grand jour.

Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur les difficultés matérielles dans lequelles vous viviez.

Oui, parce que cette période me semble déterminante, la croisée des chemins, là où tout s’est décidé, là où le déclic s’est produit. Avant, ça n’est que la genèse, qui l’a amené à une telle maturité de talent qu’il était obligé de s’imposer. Il ne pouvait plus passer inaperçu.

Cette période, ce sont quelles années ?

Je vous parle surtout de l’année 1947. C’est l’année cruciale, celle qui a précédé sa réussite. Dès 49, ça a été les premiers pas aux Trois-Baudets, sous l’égide de Jacques Grello. Et en 50-51, la montée chez Patachou. La légende veut que ce soit Laville et Thérond, tous deux à Paris Match, qui l’aient pris par les ailes pour le conduire chez Patachou. Elle l’a jaugé sur quelques chansons... puis elle l’a propulsé sur scène à grands coups de pompes dans le gnon parce qu’il ne voulait pas y monter ! Il avait subi tellement d’avanies dans les quelques cabarets où il s’était produit (La Villa d’Este, entre autres), qu’il n’était pas très chaud pour retenter l’expérience. Il faut reconnaître qu’il ne convenait pas du tout à l’ambiance cabaret dans lequel on dîne par petites tables, où les fourchettes tintent, où l’on se parle... Les chansons de Georges avaient besoin d’être écoutées religieusement.

Etait-il découragé ?

Georges a toujours cru en son talent, il ne s’y trompait pas. Idem pour nous, ses amis. Mais dans le contexte du showbiz qui sévissait à l’époque (et qui sévit encore), c’était un peu le parcours du combattant pour arriver à émerger, quelle que soit sa qualité. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il ait eu des périodes de découragement.

Après tous les livres déjà sortis sur Brassens, que peut-on, aujourd’hui, écrire de plus sur lui ?

Je vais vous répondre par une boutade : je pense que des gens pourraient beaucoup mieux réécrire le mien, déjà ! Il est probable que beaucoup de choses ont été dites sur Brassens mais on n'en fera jamais le tour. Georges est un personnage dont on ne peut pas faire le tour. Qui, d’ailleurs, connaît qui ?

Est-ce qu’on peut tout dire de Brassens ? Est-ce que les « amis de Georges » sont tenus à un... devoir de réserve ? Par un pacte ?

Oh !... S’il s’agit de ses vrais amis, de ceux qui ne cherchent pas faire de démagogie, à tirer de l’argent de révélations malsaines, ceux là ne se prêteraient pas à une exploitation discutable.

Dans ce qui est dit et écrit sur Brassens, y a-t-il des choses que vous trouvez fausses et que vous aimeriez rectifier ?

J’en ai trouvé une foule. Ce ne sont pas des majuscules, mais le plus souvent des erreurs de détail, tout au moins pour la période qui a conduit Georges à ses premiers succès à Bobino. Pour la suite, je manque de repères, je n’ai que des bribes de conversation, des dialogues tronqués. Vous savez, quand Georges sortait de scène, il me disait : « Je suis dans un état second. Ce n’est plus moi. » Ce n’était pas très propice pour renouer des liens d’amitié... Voilà pourquoi je ne peux parler avec loyauté et pertinence de cette période de sa vie.

Vous avez assisté à la naissance de plusieurs de ses chansons ? Est-ce qu’on peut mettre un nom sur un certain nombre d’entre elles ?

Oui, mais la liberté du poète, c’est de transposer, d’arranger, de fabriquer une chanson avec une foule d’éléments disparates qui sont le fruit de son imagination. Mais il reste de toute manière, dans presque toutes les chansons de Georges, une base d’inspiration dont un personnage est le moteur. C’est le cas du Bricoleur, de P... de toi (ça, c’était la petite Jo), de La Cane de Jeanne (ça, c’est la cane qui en est la vedette !). Quand il fait La Femme d’Hector, c’est la bonne Jeanne qui en est l’héroïne. Ceci dit, Georges n’a pas pris systématiquement un individu pour en faire le personnage central de ses chansons. Ça n’a été qu’un élément... même si c’est certainement le plus important de sa création.

Est-il vrai qu’il réfutait le terme de poète le concernant ? Il avait coutume de répondre : « Ce ne sont que de petites chansons. »

C’est sans doute un excès de modestie de sa part. Je n’y vois pas de coquetterie parce qu’au bout du compte, il était quand même extrêmement lucide.

Il aimait les honneurs, les prix, les distinctions ?

Sûrement pas. Je crois qu’il se détournait de toutes les formes d’honneurs. On a voulu le proposer pour le Mérite Social ou pour la Légion d’Honneur. On a même voulu le circonvenir pour qu’il entre à l’Académie Française. Il a toujours refusé, non pas avec hauteur ni dédain, mais parce que, véritablement, ça ne correspond pas à l’idée qu’il se faisait de sa propre dignité et du personnage qu’il était. Maintenant, sur la fin de sa vie, avait-il évolué dans ce sens ? Je n’en sais rien. D’aucuns l’affirment. Là, je ne me risquerais pas à faire la moindre hypothèse.

Vous écrivez dans votre livre : « La gloire vint à lui sans qu’il s’en occupât ».

Dans ce domaine, Georges était un passif. Il a vécu dans le cocon maternel. Sur le plan du bien être, au sein de la cellule familiale, tout lui a été apporté. Plus tard, lorsqu’il est monté à Paris chez sa tante Antoinette, il n’a fait que sortir d’un cocon pour entrer dans un autre. Et de nouveau, quand il a quitté Antoinette pour rejoindre Jeanne, il est entré dans un troisième cocon. Toutes les aspérités en avaient été rabotées pour qu’il puisse jouer avec ses mots et ses notes.

Gibraltar aussi a joué un peu le même rôle.

Exact. Gibraltar lui même l’a préservé contre bien des embûches. Parce que Georges ne s’était jamais frotté à la vie matérielle, à aucun moment de son existence, y compris dans ses heures de gloire. Il a fallu qu’il y ait sa mère, sa tante, la bonne Jeanne, ou Pierre pour le parer contre les coups...

Etait-il vraiment bourru ?

Pas du tout. À mon sens, l’attitude de scène de Georges n’a correspondu qu’à une certaine forme de commodité. Georges était un timide, il transpirait à grosses gouttes dès qu’il devait affronter l’inconnu. Il était comme un enfant. J’ai écrit quelque part que c’était un curieux mélange d’adolescence et de maturité. Le côté bourru dont vous me parlez, c’était une espèce de paravent derrière lequel il s’abritait. À la vérité, comme tous les enfants, il avait peur de l’inconnu. En privé, il changeait complètement. Dès qu’il s’était familiarisé aux choses, ce coté enfant peureux était totalement transposé. C’était un autre bonhomme. Il avait un humour, une extravagance, une fantaisie, un goût pour la comédie italienne... Il brillait de mille feux. Mais seulement devant ses familiers, ceux dont il n’avait plus peur. Quel est le plus beau souvenir que vous gardez de lui ? C'est une question un peu difficile... Disons que les plus beaux souvenirs que je garde de Georges sont ceux de l'impasse Florimont. Parce qu'il ne m'a jamais été aussi proche, aussi intime. Jamais nous n'avons eu un tel dialogue que dans cette période difficile.

Avait-il des défauts ?

Longtemps, Georges a cédé au travers qui consiste à assimiler les qualités d’un homme à celles de son œuvre. Je me suis un peu inscrit en faux là dessus. Et j’ai cité à la clé deux exemples : le premier, celui de Trenet. Georges a eu l’occasion de le rencontrer sur le tournage de Porte des Lilas. L’équipe filmait une séquence juste en face de la villa de Trenet. Le chanteur est venu assister à quelques prises, il a congratulé tout le monde... puis il est rentré chez lui. Alors, Georges m’a dit : « C’est un pignouf ! Il est venu, il a regardé et il est reparti sans même nous inviter à venir boire un coup ! » Ça ne lui avait pas fait plaisir. Il avait situé Trenet en tant que bonhomme, et pas en tant qu’artiste ou poète. Et en langue de pute (ce qu’il était un peu), il me l’avait dit. Il en fut de même avec Brasseur, Pierre, le père. D’après Georges, c’était un poivrot de la plus merveilleuse espèce mais qui avait quand même le vin assez méchant. Un jour, Pierre Brasseur les invite, lui et Joha-Joha, c'est-à-dire Püppchen. Il était rond comme une queue de pelle. Il les a insultés et les a foutus dehors ! Et Georges m’a dit : « C’est un con alcoolique ! »

Afin de dissiper toute équivoque, je tiens à préciser que Georges admirait les chansons de Trenet et tenait Brasseur pour un grand comédien. Et il faut faire la part de l’outrance dans le langage imagé qui était le sien... Mais je crois qu’il avait quand même fait la part entre les qualités d’un artiste et les qualité humaines qui sont derrière. Il n’avait pas assimilé l’une à l’autre. L’imagerie populaire a tendance à vouloir imbriquer les deux choses. Mais elle a, malgré tout, un mot terrible qui dit : « On est toujours le fils de ses œuvres. » J’ajouterai : « Dommage qu’on en soit pas le père parce qu’il existe souvent des fils dégénérés. » Je crois qu’en définitive, les artistes, les poètes, les baladins de toutes sortes, si valeureux soient-ils, ne sont jamais que des hommes comme les autres. Faits de grandeurs et de petitesses, mais avec le talent en plus.

Vous en faites une règle ?

Non, il ne faut pas être systématique. Parmi les artistes de grand talent, chez des gens comme Bourvil ou Lino Ventura, il y a des qualités humaines parfois supérieures aux qualités artistiques. Dans ce milieu, on trouve exactement la même palette que chez tous les individus. J’avais un patron, Eugène Schueller, un merveilleux bonhomme, qui avait l’habitude de dire : « Il y a à peu près la même proportion de cons chez les polytechniciens que chez les balayeurs. » C’est une chose qui atteint toutes les classes sociales et toutes les couches professionnelles. C’est vrai chez les artistes comme chez les autres.

L’artiste et l’homme se ressemblaient ?

Qui connaît qui ? J’ai fréquenté Georges intimement, et je n’en aurai jamais fait le tour... dussè-je y passer trois siècles. Je me suis posé la question : Brassens est-il tout entier dans son oeuvre ou s’est il forgé une éthique à travers ses chansons, pour tenter de s’en approcher le plus possible dans la vie? Il y a peut-être un peu des deux. Mon livre n’est pas un bouquin d’hagiographe; Georges y prend quelques coups de pieds au cul... qu’il pourrait bien me rendre ! Je suis loin d’être un blanc-bleu et de vouloir me présenter en censeur. J’essaie simplement d’expliquer les choses, sans chercher à ce qu’elles tournent à mon avantage.

Pour les chanteurs d'aujourd'hui, que peut représenter l’exemple de Georges Brassens ?

Georges a toujours été à la pointe de la recherche. Il avait un esprit extrêmement curieux et il a trouvé dans les chanteurs d’aujourd’hui des types dont l’œuvre est de très bonne qualité. Des gens qu’il n’a pas reniés. Ça a sûrement été le cas de Le Forestier. Ceci dit, je crois qu’il serait aujourd’hui un peu effrayé par cette jeunesse qui se précipite sur les Michael Jackson, les Elton John, dont on ne peut retenir que la musique et les rythmes. Ces gens là parlent en amerloque, ça ne nous apporte rien. À moins de connaître la langue et ses subtilités, et encore...

Le mot de la fin ?

Il y a un mot qui me vient à l’esprit : la foi. Georges a eu foi en ce qu’il faisait. Il ne s’est jamais vu faire autre chose. S’il n’y avait pas eu cette foi, le Brassens célèbre n’aurait jamais vu le jour. Le reste - la persévérance , l’acharnement et beaucoup de travail -, venait de son courage et de son esprit de curiosité. Il a mis une immense culture au service de ce qu’il a exprimé. C’est même une des parties les plus impressionnantes de son parcours. C’est fantastique ce qu’il a pu compiler comme documentation, lectures de toutes sortes. Il s'est enrichi au travers des gens qu’il a aimés, qui l’ont passionné : François Villon, Victor Hugo, dont il connaissait le théâtre par cœur, de la première à la dernière ligne. Et puis Charles-Louis Philippe, Paul Fort, Léautaud, même Aragon dans certaines de ses œuvres. La philosophie, c’était moins son dada, bien qu’il ait fait de gros efforts pour acquérir des connaissances. Mais en matière de littérature, Georges avait tout lu. Il connaissait tout. Cela représente un travail de titan.

On dit qu’en matière de chansons, il n’avait pas d’a priori : il aimait Tino Rossi, par exemple.

Absolument. Et puis, il faut reconnaître que si les paroles qui ont été écrites sur les musiques de Scotto sont très souvent un peu cucul, Georges avait, envers ces paroles-là, une espèce de tendresse parce qu’elles représentaient sa jeunesse et la nôtre. Maintenant, pour ce qui est des musiques de Vincent Scotto, ce sont de très bonnes musiques. Ce n’était pas n’importe qui, monsieur Scotto !

Une dernière question : bien que contemporain, Brassens n’est pas tellement associé à Saint-Germain-des-Près. Il n’a jamais essayé de s’en approcher, d’en faire partie. Pourquoi ?

Il avait horreur des faunes et des modes. D’une manière générale, il n’a jamais été attiré ni la foule, ni par les clans. Il voyait cela avec un certain dédain, un certain éloignement. Ce n’était pas sa tasse de thé.

Propos recueillis par Raoul Bellaïche en mars 1992 à Paris.

• Emile Miramont dit "Corne d'Aurochs" : Brassens. Editions de l'Archipel. 195 p., 98 F.

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