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Renée Lebas, « chanteuse irréaliste ». Interview parue en 1996


Contemporaine des chanteuses réalistes des années 30, Renée Lebas sera pourtant qualifiée de « chanteuse irréaliste » par Charles Trenet qui, pas avare de surnoms, lui décernera aussi celui de « la mère de La Mer », puisqu'elle sera la créatrice de ce standard repris dans le monde entier. La carrière discographique de Renée Lebas débute à la veille du second conflit mondial pour s'achever à la fin de la guerre d'Algérie... Bilan : une centaine de disques (78 tours et microsillons), plus de deux cents titres jamais réédités jusqu'à ces dernières années ! Après une première compilation de succès des années 50 (catalogues Barclay et Fontana) dans la collection Expression (Polygram distribution) en 1988, voici, enfin, les « années suisses » de Renée Lebas, vingt-deux faces enregistrées à Genève entre 1942 et 1944, sauvées de l'oubli grâce à un collectionneur helvète, Jean-Marc Erni, et disponibles désormais sur un CD de la collection Les étoiles de la chanson (Music Memoria).

JE CHANTE — Pourquoi Charles Trenet vous a-t-il surnommée « la chanteuse irréaliste » ?

RENÉE LEBAS.— Parce que ça l’amusait. Un jour, dans le midi, nous avons parlé des chanteuses réalistes. Je lui avais dit : « Je ne suis pas une chanteuse réaliste ». Ce à quoi il m’avait répondu : « Non, vous, vous êtes une chanteuse irréaliste ! » Il m’avait également surnommée « La mère de La Mer ». J’ai récemment retrouvé une coupure de presse de janvier 1946 sur laquelle il y avait ma photo, et en titre : « Renée Lebas chante La Mer », document que Charles Trenet m'a récemment dédicacé.

Vous êtes la créatrice de La Mer, et pourtant, vous ne l’avez jamais enregistrée. Pourquoi ?

A cette époque, en 1946, les maisons de disques, manquant de matière première, évitaient de faire des « doublons ». Cette chanson avait déjà été enregistrée par une autre chanteuse, et bien que son disque ait été retiré de la vente très rapidement, le directeur artistique de la firme n'a jamais voulu que je l'enregistre ! Ce qui ne m'a pas empêchée de la chanter pendant de longues années. Même avatar pour Les feuilles mortes !

C’est vrai que vous ne l’avez pas enregistrée, non plus.

Non, mais j’ai retrouvé un enregistrement radiophonique fait au Canada il y a très très longtemps, j’ai pu en retirer une bande propre, et Les feuilles mortes figurent dans un coffret consacré à Jacques Prévert, sorti récemment chez Polygram.

À propos de Charles Trenet, vous avez en projet une chanson qui s’intitule J’ai deux Charles dans ma vie...

En fait, j’ai en projet un disque de nouveautés, sur lequel j’enregistrerai — enfin — La Mer, ainsi qu’une chanson écrite pour moi par Charles Aznavour, sur des paroles de Pierre Delanoë, Y a qu'à se laisser vivre, et une troisième chanson écrite pour moi par Michel Jourdan spécialement pour ce disque, J'ai deux Charles dans ma vie, qui évoque naturellement Trenet et Aznavour.

Quand on écoute votre dernière réédition qui contient des chansons de plus de 50 ans, on est étonné de constater qu’elle ne fait pas du tout rétro; vous ne roulez pas les « r » comme les autres chanteuses de cette époque.

Vous comprenez pourquoi Charles Trenet m’appelait la chanteuse irréaliste ! Bien que chantant des chansons dites réalistes, je n’en avais pas la « marque ». À ce propos, j’ai une jeune amie chanteuse qui donne des leçons de chants, dans le style blues américain, et qui a eu par hasard cette compile dont vous parlez, avec des chansons des années 42, 43, 44. Et à la suite de cela, elle m’a téléphoné pour me dire : « Mais c’est incroyable ! Tu étais déjà très moderne ! »

Et vous étiez consciente, à ce moment-là, de ne pas être dans la ligne des autres chanteuses ?

Oui, mais je n’avais pas envie d’être dans la ligne des autres. Pourtant, j’aimais beaucoup toutes les grandes chanteuses qui m’avaient précédée, comme Lucienne Delyle, Piaf, Marie Dubas, et bien d’autres. J’adorais Damia, par exemple, mais pour rien au monde je n’aurais essayé de chanter comme elle.

La première partie de votre répertoire contient beaucoup de chansons d’Édith Piaf ; entre autres L’accordéoniste, Le vagabond, De l’autre côté de la rue... Pourtant, on ne retrouve chez vous aucune de ses intonations, alors que la plupart des chanteuses empruntant le répertoire de Piaf, la copient outrageusement.

Il y a une raison à cela. J’ai chanté des chansons que Piaf chantait, mais ça ne veut pas dire que c’est elle qui les a créées. L’accordéoniste, par exemple, a été écrite pendant la guerre dans le Midi par Michel Emer qui l’a donnée en même temps à Édith et à moi et c’est Édith qui l’a créée à Paris. En revanche, De l’autre côté de la rue a été complètement inspirée à Michel Emer par une anecdote tout à fait véridique que je lui avais rapportée lorsque nous étions à Cannes en 1941 ou 1942. À Paris, l’appartement où nous habitions, mes parents, mes frères et sœurs et moi, était au rez de chaussée, et il y avait une sorte de cour intérieure, où nous n’avions pas le droit d’entrer, qui nous séparait d’un immeuble très bourgeois. Et dans cet immeuble très bourgeois, au troisième étage, il y avait toujours des fêtes formidables, avec des filles — des belles filles.

J’avais raconté cette histoire à Michel, qui m’accompagnait alors au piano, et quelques jours plus tard il est venu me voir en me disant : « Voilà, je vous ai fait une chanson ». C’était De l’autre côté de la rue, il n’y avait pas une ligne à changer et je l’ai enregistrée en 42, en Suisse. Plus tard, après la Libération, Piaf est venue me voir à La Fête Foraine, un cabaret place Pigalle et à la fin du spectacle, elle m’a fait demander à sa table pour me dire : « Renée, j’adore votre tour de chant, mais il y a une chanson que j’aime particulièrement, est-ce que vous acceptez que je la chante et que je l’enregistre ? » Je lui ai alors répondu : « Chère Édith, que je vous dise oui ou que je vous dise non, de toute manière, vous allez le faire, alors je préfère vous dire oui. » C’est comme ça qu’elle a enregistré De l’autre côté de la rue, mais en 45 ou 46.

Cette chanson prend une autre signification, quand on sait qu’elle est de 42. C’était la guerre. Vous étiez en Suisse ?

C’est vrai qu’il y avait une sorte de symbole. Cet autre côté de la rue devenait un peu l’autre côté de la frontière.

A partir de 1945, votre répertoire devient moins réaliste pour devenir davantage celui d’une chanteuse de charme : Insensiblement, Où es-tu mon amour ?, Sur la route bleue. Vous aviez trouvé votre style avec ce répertoire tout en nuance et sensibilité ?

Je n’aime pas beaucoup ce qualificatif de chanteuse de charme. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Si j’avais du charme, tant mieux, mais je ne cherchais pas à être une chanteuse de charme. En règle générale, ce que je cherchais dans une chanson, c’était ce qu’elle pouvait provoquer en moi, aussi bien au niveau des textes qu’au niveau de la musique. Mais je ne cherchais ni à être réaliste, ni à être charmeuse...

Ce n’est pas un terme péjoratif, dans ma bouche...

Certainement, mais pour la plupart des gens, chanteuse de charme, ça fait un peu racoleur. À propos de Insensiblement, de Paul Misraki, je dois préciser que je l'ai également enregistrée en Suisse, en 1942.

Vous-mêmes, avec votre frère, vous avez formé un groupe, dans les années 30.

Là, il faut vraiment revenir très en arrière, dans les années 1935-36. Il existait alors la Fédération du Théâtre Ouvrier de France (la F.T.O.F.) qui réunissait plusieurs groupes. Chez nous, dans le 12ème arrondissement, c’était le Groupe 12 qui avait été chaperonné et dirigé un moment par Jacques Chabanne. Il y avait également le Groupe Mars, où était Francis Lemarque, et le Groupe Octobre, avec Mouloudji, Prévert, Bussières, Jean-Louis Barrault, Maurice Baquet. Et tous ces groupes faisaient ce que l’on appelait des « chœurs parlés », sur des textes de Prévert, entre autres. Il n’y avait pas de rivalité entre nous, mais il existait une certaine émulation. En réalité, on pourrait presque dire que ces « chœurs parlés » étaient l’ancêtre du rap !

Cette expérience à vraiment marqué ma prime jeunesse et c’est de là qu’est parti mon goût pour la chanson. Mon frère David était un musicien autodidacte, il jouait du piano, de la guitare, de l’harmonica. Cette période du groupe Mars, du groupe Octobre et du groupe 12 était très importante, parce que la culture était alors accessible à tout le monde.

Quels étaient vos modèles dans la chanson ?

J’aimais beaucoup Damia, Fréhel, Édith, Lucienne Delyle, Marie Dubas, Yvonne Georges, et j’étais très inspirée par Francis Lemarque qui faisait un duo avec son frère : les Frères Marc. Mais une chose importante a été la découverte de Gilles et Julien. Nous les avons vus la première fois au Théâtre de l’Alhambra où ils sont apparus revêtus d’une sorte de kimono à la japonaise très coloré... Ils chantaient des chansons extraordinaires comme Dollar qui, même aujourd’hui, n’est absolument pas démodée.

Voilà pourquoi je suis entrée en chanson. Mais de toute façon, le goût m’en est venu très très tôt. Je connaissais toutes les chansons de Lys Gauty et de Lucienne Boyer. La première fois que j’ai chanté en public, c'était aux fiançailles de ma cousine, je devais avoir huit ou dix ans. Je n’avais rien dit à personne, et à un moment donné, je suis montée sur la table et j’ai chanté Le chaland qui passe. Tout cela pour vous dire que j’ai toujours aimé chanter !

Vous vous êtes fait connaître par un radio-crochet, je crois.

En 1938, je participais à de nombreux radio-crochets, soit dans des salles de théâtre, soit à la radio. Un soir, au Berlitz, j’avais obtenu un certain succès, mais seulement la deuxième place. Un certain monsieur Michel Ramos me fait demander à sa table et me dit : « Mademoiselle j’ai beaucoup aimé ce que vous chantez. Mon bureau est rue de Rome, si vous le désirez, venez me voir, je serais heureux de bavarder avec vous. » Je vais le voir, et ce monsieur me dit : « Je suis directeur artistique du Casino de Cabourg et je voudrais vous engager. Combien voulez-vous gagner ? »« Je ne sais pas », lui ais-je répondu, et il m'a offert 80 ou 90 francs. Ce qui était très raisonnable ! C’était mon premier vrai contrat, en juillet 1938.

Et un an plus tard, vous chantiez à Marseille...

Je suis allée à l’Alcazar de Marseille à l’occasion du quinzième championnat amateur, en juin 1939. La première partie était composée de chanteurs amateurs et la deuxième partie, de jeunes professionnels. Je me suis trouvée propulsée vedette des jeunes professionnels alors que je chantais depuis à peine un an ! Au programme de la seconde partie, il y avait un jeune fantaisiste imitateur. La salle était pleine du public habituel, ainsi que de tous les grands fantaisistes marseillais. À l’entracte, ces vedettes avaient l’habitude de se promener dans le hall au milieu du public — à l’époque, on disait « faire son persil » — et tout le monde criait leurs noms. Arrive la fin de l’entracte, les gens rentrent dans la salle et se mettent à taper dans leurs mains en scandant « Rellys ! », « Alibert ! », etc... Tout le monde voulait voir et entendre ces vedettes... et nous, tout tremblants, nous étions derrière, dans les coulisses. N’arrivant pas à se faire entendre, le malheureux présentateur a fini par partir en faisant ouvrir le rideau et en poussant sur scène le premier artiste qui passait : Yves Montand ! Il s’est fait huer par la foule, et puis, petit à petit, il les a possédés et a fait un triomphe ! J'ai peut-être été la première à assister à son succès !

Et ensuite, en 1939-1940, qu’est-ce qui se passe pour vous ?

J’ai fait du cabaret et des spectacles de music-hall. Je devais ouvrir un cabaret que j’aurais appelé Paris-Méditerranée et où devait jouer le grand guitariste Django Reinhardt. Malheureusement, cette ouverture n’a pas pu avoir lieu, du fait de la guerre. C’était en mai 1940 ! Je suis alors partie dans le Midi, où j’ai beaucoup travaillé. Et ensuite, la Suisse. Francis Carco était marié à une femme charmante, Éliane, qui était juive également. Il savait les problèmes auxquels nous allions être confrontés et il m’avait conseillée de partir en Suisse. C’est grâce à celui qui devait devenir mon mari que j’ai réussi à passer la frontière, sous les barbelés. À Genève, j’ai rencontré pour la première fois François Reichenbach qui, sous le nom de François Moslay et avec Philippe-Gérard, m’a fait des chansons que l’on trouve sur le compact : Exil, Harlem et Je n'connais rien à la musique. Gérard Oury, Germaine Montero, Marie Dubas étaient à Genève, également.

On a dit de vous que vous aviez créé beaucoup de chansons. Il y a eu la Ballade Irlandaise, par exemple.

Oui, j'ai eu de la chance de la chanter avant Bourvil.

Si on regarde votre répertoire de cette époque, on constate que les plus grands écrivent pour vous. Vous étiez déjà une vedette considérée et respectée des auteurs.

Je ne m’en rendais pas bien compte. Quand on fait ce métier-là et qu’on a autant de conviction au cœur, on n’est pas carriériste, et un témoignage des gens de métier, qu’ils soient auteurs ou compositeurs, c’est toujours formidable.

Vous avez enregistré trois fois Où es-tu mon amour ?, c’est votre chanson fétiche ?

Je trouve que c’est une très belle mélodie. Je vais vous raconter comment a été faite cette chanson. Emil Stern vivait dans le Midi mais Henri Lemarchand était en Savoie, je crois. Emil lui téléphonait et lui chantait ses mélodies. Ensuite, Henri Lemarchand faisait les textes. C’est comme ça que cette chanson a été faite, par téléphone ! Je l’ai enregistrée trois fois parce que les deux premiers enregistrements n’étaient pas satisfaisants, le troisième l’est davantage.

En 1948, vous rencontrez Léo Ferré. Vous avez été une de ses premières interprètes ?

Sa première interprète. J’ai chanté Elle tourne et se nomme la Terre dans un spectacle à l’ABC, en 1947-48, où Mitty Goldin, qui semblait m’aimer beaucoup, m’avait engagée pour mon premier contrat. C’est la première fois que Léo Ferré était chanté sur scène. Je l’avais rencontré quelques temps auparavant au cabaret Quod Libet et j’avais été séduite par son talent. Goldin avait l’habitude de faire ses premières représentations le lundi après midi parce qu’il avait tous les commerçants du quartier. Après la première représentation, il se plaçait dans la salle, nous réunissait tous sur la scène et, à chacun, il faisait une critique ou une remarque correspondant à son numéro ou son tour de chant. C’était toujours évident, toujours juste. En ce qui concerne la chanson de Léo, il m’avait dit avec son accent roumain que j’adorais : « Chère Renée, vous savez que je vous aime beaucoup. J’admire votre talent, vous êtes jolie, vous êtes jeune, mais pourquoi vous chantez des chansons philosophiques ? » A propos de Léo Ferré, j’ai retrouvé une partition manuscrite de L’Île Saint Louis, sur laquelle, en novembre 1948, il m’avait fait une dédicace : « À Renée Lebas, pour qu’elle fasse comme l'île, qu’elle nous revienne toujours. »

Parlez-nous d’Emil Stern. Il était votre pianiste sur scène, l’arrangeur de vos disques.

Emil avait un talent extraordinaire, et vous avez raison d’en parler. Il avait un toucher exceptionnel, à tel point que j’aimais beaucoup chanter uniquement avec lui, sans orchestre, qu'à lui seul il pouvait remplacer, juste en touchant très délicatement son clavier. Ce qui est lamentable, c’est qu’il est extrêmement paresseux et depuis vingt ans, il ne touche plus son piano. Il vit maintenant à Cannes et je l’ai très souvent au téléphone, il va très bien. Emil, c’est un grand moment de ma carrière.

Tire l'aiguille, votre plus grands succès...

Tire l’aiguille était la chanson que chantaient les rabbins dans les mariages juifs. Emil Stern a repris cette chanson et Eddy Marnay a incorporé à cette musique traditionnelle un souvenir qui lui était resté de son père. Garde l’espérance, c’était un chant sioniste (devenu l'hymne national israélien), et tout de suite après la guerre, Emil Stern a eu l’idée d’en faire une chanson et il a demandé à Henri Lemarchand d’en écrire le texte. Henri a su donner à cette musique qui était vraiment traditionnelle le texte qui convenait.

Lorsque vous étiez chez Barclay, qui est essentiellement un homme d’affaires, il vous laissait le choix de votre répertoire ?

Oui, il me laissait complètement le choix. C’était une des règles de notre association. De temps en temps, il me conseillait d’enregistrer telle ou telle chanson, mais en général, il me laissait libre du choix de mes chansons.

Vous avez enregistré tout un disque de Carco.

C’est maintenant une pièce de collection. Après la mort de Carco, j’avais demandé à Barclay de rééditer ce disque. C’était la première fois que Francis Carco intervenait sur un disque d’une de ses interprètes. À la fin du disque, il dit un poème, Au son de l’accordéon. Malheureusement, Barclay n’a pas voulu le faire, et ça m’a fait de la peine. J’aimerais tellement qu’il soit réédité en compact.

Comment est venu ce disque ? C’est venu de Carco ? De vous ?

C’est venu de moi. J’avais des relations très amicales avec sa femme. Ils venaient très souvent dîner chez moi. Il tenait beaucoup à ce qu’on chante Chanson posthume, écrite en souvenir de son frère, Jean Mareze, qui s’était suicidé.

Plus tard vous avez rencontré Boris Vian, en rentrant chez Fontana. Il n’était pas votre directeur artistique ?

Ah non, pas du tout. C’est Philippe Weil qui a succédé à Boris Vian chez Fontana, et c’est lui qui s’est occupé de moi. Mais je connaissais bien Boris. Je me souviens d’un soir où il était chez moi, et où je préparais mon récital à la Salle Pleyel en 1954. À l’époque, il n’avait écrit que peu de chansons comme Le déserteur et je lui dis : « Boris, accepteriez-vous de faire des chansons pour une chanteuse dite populaire, comme moi ? » Il m’a regardé avec ses grands yeux bleus-verts et m’a répondu : « Pourquoi pas ! » Je lui ai envoyé mon pianiste de l’époque, Jimmy Walter, et c’est comme ça que j’ai fait quatre chansons chez Barclay sur un super 45 tours : Ne te retourne pas, Au revoir mon enfance, Sans blague, Moi mon Paris, ces deux dernières ayant été réédités sur le coffret « Boris Vian et ses interprètes », paru chez Polygram en 1991.

Je crois que vous êtes la seule à les chanter, ces quatre chansons.

Ah oui, absolument. C’est à partir de ce moment-là que Boris s’est mis à écrire beaucoup de chansons, mais j’ai été la première à l’enregistrer sur disque...

Au milieu de ces années 50, vous enregistrez beaucoup de succès, comme Yeux bleus...

Yeux bleus est une chanson qu’Eddy Marnay et Emil Stern ont faite pour moi. La valse des Lilas a été écrite pour moi par Michel Legrand.

À cette époque, vous chantez aussi Charles Aznavour, Guy Béart, Francis Lemarque. Et puis Jean Dréjac, avec sa magnifique Chanson pour Margot.

C’est une chanson qui a été faite très très rapidement. Emil avait une curieuse façon de travailler. Il rêvait ses musiques et quand il se réveillait, il les notait sur un petit carnet qu’il avait toujours sur sa table de chevet. Un jour, il me téléphone : « J’ai une musique, je pense qu’elle va vous intéresser. » C’était une musique formidable. Qui pouvait faire les paroles ? Eddy Marnay n’étant pas à Paris à ce moment-là, j’ai tout de suite pensé à Jean Dréjac. Jean arrive chez Emil, il écoute la musique, et dix jours après, la chanson était faite, il n’y avait pas une virgule à changer. Pour moi, Chanson pour Margot est une des plus belles chansons qui soit.

En 1962, vous vous arrêtez brusquement d’enregistrer. Vous étiez pourtant bien installée dans la chanson et d’autres moins connus ou moins talentueux ont quand même résisté à la vague yéyé.

C’est une décision. Un beau jour j’ai décidé d’arrêter de chanter. Ai-je eu raison ou tort, je n’en sais rien, mais j’ai arrêté. En 1962, sur le dernier disque que j'ai enregistré chez Barclay, il y avait un titre prémonitoire : La fête est finie. Au dos de cette pochette, Jacqueline Cartier avait écrit : « Quand Renée Lebas chante La fête est finie, on a envie qu'elle recommence ! »

Un jour, avec un ami, je suis allée voir Odette Laure au théâtre. À la fin, elle nous a demandé de l’attendre sur le plateau. À la fin d’un spectacle, le plateau est toujours un peu sombre, un peu gris, et tout à coup, une femme s’approche de moi et me dit : « Vous êtes Renée Lebas ? Pourquoi avez-vous arrêté de chanter ? » Je lui réponds : « Il y a mille ou deux mille raisons, c’est trop long à vous expliquer. » Elle me rétorque : « Moi, je sais ! Vous avez rencontré un monsieur qui vous plaisait beaucoup et à qui vous plaisiez beaucoup et qui vous a proposé de vous épouser à condition que vous arrêtiez de chanter. » Je lui a dit : « Madame, voilà la deux mille et unième raison ! »

Il n’y a pas de raisons. On décide d’arrêter un jour. Après cette décision, je me suis lancée dans la production. Je représentais des firmes étrangères pour la distribution de films d’animation. J’ai été distributrice du Manège enchanté (vous vous souvenez du chien Pollux ?). Dans le cadre de cette société que je dirigeais, j’ai créé les Productions Renée Lebas qui étaient destinées à promouvoir de jeunes artistes.

Vous avez ainsi découvert et lancé Serge Lama.

Mon frère David m’avait signalé un jeune chanteur qui participait alors à une soirée d'amateurs. Je suis allée le voir à l’Écluse. Je vois arriver un garçon très très mince, et il commence à chanter À 15 ans. Quelle belle chanson ! J’ai donc été la première productrice de Serge Lama, je lui ai fait ses huit premiers disques et organisé sa carrière en respectant son credo : « Je ne suis pas un arriviste, je suis un arriveur ! »

Vous êtes aussi à l'origine de la carrière de Régine ?

C'est un sujet que je préfère ne pas aborder.

D'autres artistes parmi les productions Renée Lebas ?

Il y avait une excellente jeune chanteuse yougoslave, Tereza, et aussi le pianiste Jean Sala que j'avais affublé d'un pseudonyme américain, Steve Anderson !

Et aujourd'hui, Renée Lebas, que faites-vous ?

Aujourd'hui, je reviens à mes premières amours : le journalisme, qui a été le début de ma vie active, puisqu'à douze ans et demi, j'ai été engagée dans un petit journal de quartier, l'Écho du 12ème, au titre de petite dactylo ! Beaucoup plus tard, en 1983, à la Vigie de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Sulpice réunis, bimestriel créé par Jean Castel et Philippe Weil, j'assumais la fonction de reporter ! J'ai ainsi réalisé des interviews de Bernadette Lafont, Anémone, Jacques Chazot, Eddie Barclay, Daniel Cauchy...

Maintenant, je collabore à un journal édité par l'Association des Artistes Aveugles (AAA). Trompe l'œil est le titre de ce magazine en « noir » (et non en braille) qui comportera plusieurs rubriques tenues par Alain Poulanges (Le temps d'une chanson, sur France Inter), le professeur Poulinquen, Philippe Weil, Laurent Weil (M 6)... Le premier numéro de ce trimestriel sortira en mai et sera vendu par un réseau de bénévoles bien implantés auprès d'un public adapté. Ce journal a pour but de sensibiliser fortement les voyants à la « réalité » des aveugles, de faire connaître leur joie de vivre qui s'exprime à travers leur talent, leur art, puisqu'il s'agit particulièrement des « Artistes Aveugles »; de faire connaître aussi la qualité de leur affectivité, leur compréhension.

Vous bénéficiez de soutiens dans le monde artistique ?

Charles Aznavour et Serge Lama ont composé, chacun, un très beau poème. Suzanne Flon, François Perrier, Jacqueline Joubert, Marie-Paule Belle ont également encouragé toute l'équipe composée d'aveugles et de voyants... Vous voyez, il ne vous reste plus qu'à me confier une rubrique !

Propos recueillis par Raoul Bellaïche et Dany Lallemand.

Photos : Colette Fillon.

Renée Lebas vue par Francis Carco

« C'est par le style que Renée Lebas a conquis son public. Cette grande et scrupuleuse artiste n'y a point marchandé sa peine mais la publicité que de nombreuses vedettes du Tour de chant recherchent servilement ne l'a jamais tentée. Elle est trop fine pour n'avoir point admis dès son début que les difficultés vaincues sont toujours préférables à certains succès trop rapides.

J'ai connu Renée Lebas à Cannes, en 1941, au premier gala du « Sporting » organisé par notre ami Goldin. Son répertoire allait de ce que les peintres appellent la « réalité poétique » à la poésie même. Chanson posthume fut créée par Renée Lebas sur une musique de Philippe Gérard. J'en avais écrit les trois strophes en souvenir de mon frère Jean Mareze après sa mort.

Or ce style, qu'on admire tant chez cette jeune femme secrète et passionnée qu'est Renée Lebas, n'a jamais la rigueur d'un principe. Il reste « ondoyant et divers » dans ses moindres manifestations. Vous allez d'ailleurs le constater bientôt car le rideau se lève : le récital commence, votre plaisir aussi. »

Francis Carco . Préface du programme édité à l'occasion de l'unique récital donné par Renée Lebas à la salle Pleyel, le 8 octobre 1954.

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