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"Les Jeunes Loups", de Marcel Carné : histoire d’un film oublié


Film culte pour une minorité – dont je suis – qui l’a vu il y a près de quarante ans (déjà !...), film raté pour les autres, Les Jeunes Loups a été désavoué par son réalisateur, à cause des très nombreuses coupures exigées par la censure. « Lorsque le film sortit dans les salles parisiennes, je n’assistai pas à la première. C’est la première fois que cela m’arrivait », écrit Marcel Carné dans ses Mémoires, La vie à belles dents. (1)

« Ils sont avides, ambitieux, féroces, violents, insolents et tendres », claironne l’accroche publicitaire publiée dans les quotidiens. Et cette mention en dessous de l’affiche : « Enfin autorisé par la censure » !

Sorti le mercredi 3 avril 1968 dans quatre salles parisiennes (le Balzac, le Festival-Opéra, le Max-Linder et le Miramar) et une seule en banlieue (le Publicis-Orly), le film suscite des critiques partagées. Pour Claude Gerson (L'Aurore du 5 avril 1968), « Marcel Carné profite de son film pour nous offrir un tour de Paris-by-night dans des endroits où le bruit est étourdissant, où les jeunes y dansent le jerk ou d'autres danses encore plus à la mode. Pendant toute la projection, on entend une critique amère des "vieux". » « Les Jeunes Loups est un bon Carné, un excellent Carné, très supérieur aux Tricheurs à mon sens », écrit Michel Aubriant dans Le Journal du Dimanche du 31 mars 1968.

Quoique dénigré par Carné, ce film ne semble pas justifier l’oubli dans lequel il est tombé. Si on le regarde comme le témoignage d’une époque, il demeure assez représentatif de la jeunesse (et de la société) des années 1967-68 (juste avant Mai 68) et reste toujours actuel par la problématique qu’il soulevait alors (l’argent, l’ambition, la réussite, le couple, les « jeunes » et les « vieux », les « intégrés » et les « marginaux, etc.).

Quant à la musique, elle est l’une des premières tentatives « pop » à la française, sinon la première, dont il est resté un standard et une BO de bonne tenue.

De tous les films de Carné, il n’est, à ma connaissance, jamais passé à la télévision (près de trente ans que je le guette !), n’a jamais été édité en VHS ni en DVD. Devenu invisible depuis sa sortie, ce film exerce néanmoins une fascination (voir le « forum » qui lui est consacré sur le site dvdtoile.com).

Mise à jour du 31 octobre 2015 : le film vient d’être édité par M6 Vidéo dans une copie restaurée HD.

Rôle de la musique

Retour en arrière... Après Trois chambres à Manhattan tourné en 1965, Marcel Carné envisage son prochain film. Après que Claude Accursi lui ait remis le scénario, Carné se met en quête des acteurs. Excepté Roland Lesaffre et Maurice Garrel, ils sont tous inconnus du grand public.

L’héroïne, Haydée Politoff, vient juste de tourner La Collectionneuse d’Éric Rohmer, les autres, Christian Hay et Yves Beneyton, sont choisis après un casting. Détail amusant : le rôle de la princesse Linzani – croqueuse de gigolos – est interprétée par... la jeune Élisabeth Tessier ! [photo ci-contre]

Reste la musique. Carné est conscient du rôle de la musique dans un film « de jeunes ». Les Tricheurs, dix ans plus tôt, utilisait à juste titre le jazz dans la bande sonore. Pour Les Jeunes Loups, le choix de Carné, qui tient à coller à son époque, se porte tout naturellement sur la musique pop naissante, le rhythm and blues et le folk song.

Le titre du film étant finalement arrêté, Carné prend contact avec Jean-Claude Annoux, auteur-compositeur-interprète qui, deux ans auparavant, s’était fait connaître avec une chanson à succès intitulée justement Aux jeunes loups :

« Ils sortent de l’enfance comme s’ils sortaient d’un bois

Plus tremblants d’arrogance que de peur ou de froid

Les jeunes loups... »

Jean-Claude Annoux chante "Les jeunes loups" en direct, accompagné par l'orchestre de Raymond Lefèvre dans l'émission Palmarès des chansons (18 novembre 1965).

Par précaution, Carné propose au chanteur de « racheter » son titre. Admirateur du cinéaste, Annoux se dit prêt à le lui céder gratuitement... mais Carné revient à la charge : « Je vous demande combien vous exigez pour me céder les droits d’utilisation de votre titre. (...) Les producteurs ne me laisseront jamais tourner mon film si je n’ai pas votre accord écrit. Alors, dites votre prix. Je suis sûr qu’ils sont prêts à vous donner jusqu’à cent mille francs. (...) Moi, je n’ai besoin que de votre aval pour pouvoir tourner, un point c’est tout ! »

Devant l’insistance du metteur en scène, Annoux suggère : « Pourquoi ne pas prendre tout simplement le thème de ma chanson, réorchestré, en ajoutant, bien sûr, une musique originale adaptée au scénario ? »

Carné sait très bien ce qu’il veut. Sa réponse est brutale : « Je veux une musique originale, quelque chose d’actuel, et votre chanson est déjà démodée. » Néanmoins, une fois le contrat de cession du titre signé, il consent à ce qu’Annoux lui présente une maquette avec quelques thèmes musicaux... Eddie Barclay, chez qui il vient de signer en rupture de Pathé Marconi, met à sa disposition un petit studio d’enregistrement. En une semaine, Annoux orchestre et enregistre huit thèmes musicaux susceptibles de coller à l’histoire des Jeunes Loups... Un dîner est organisé pour l’écoute de la bande.

« Le soir convenu, raconte encore Annoux, Marcel Carné arrive chez moi, flanqué d’un éphèbe, qu’il me présente comme “appelé à être un grand compositeur”. » Au cours de ce dîner, le Maître s’emploie à déprécier le travail d’Annoux et cherche à « placer » son protégé Cyril. Le ton monte, la conversation tourne court. Carné et son ami prennent congé.

Annoux suggère à Barclay d’éditer sa musique. Refus net : « Ce film sera un bide, avec ou sans ta musique. J’ai été ravi de te prêter mon studio et je ne te facturerai rien du tout. Mais si tu as du blé à prendre, prends-le tout de suite, parce que ce film n’apportera que des emmerdements !... Et pense plutôt à faire un bon premier disque chez moi. »

Annoux reverra Carné au printemps 1967, du côté de Montparnasse, où il tourne une scène. Le réalisateur propose au chanteur d’intégrer au film une de ses apparitions télévisées. Pas question, répond Annoux.

Au début de l’été 67, le tournage touche à sa fin. Un article paru dans France-Soir précise que la musique du film sera composée par un certain Cyril... Par presse interposée, Annoux et Carné s’invectivent, le metteur en scène allant jusqu’à prétendre ne pas connaître le chanteur...

C’est à cette époque que Jean-Claude Annoux a un grave accident de voiture. À la clinique, il reçoit un coup de fil de son ami, le compositeur Jack Arel : « Écoute, je suis très embêté par ce que je vais t’apprendre. Carné m’a demandé d’écrire un leitmotiv pour le film qu’il finit... (...) Ben, je ne voudrais pas que tu penses que je suis en train de te doubler. Moi, j’ai posé la question à la production, laquelle m’a répondu qu’on ne voulait pas entendre parler de toi, tu comprends ? »

Beau joueur, Jean-Claude Annoux avouera : « De fait, la musique de Jack Arel fut une réussite exceptionnelle. »

Tribunaux

La suite se passe devant les tribunaux : défendu par Maître Hebey, Annoux obtient la condamnation de Carné ou de ses producteurs qui doivent mettre la main à la poche : « Deux ou trois briques de dommages et intérêts. Ce qui, à la limite, est plus vexant qu’un franc symbolique », constate avec philosophie Jean-Claude Annoux.

Un peu plus tard, un autre procès l’opposera à Europe n° 1 quant à la paternité de l’expression « jeunes loups » que la station utilise pour une campagne publicitaire (« Les jeunes loups écoutent Europe 1 » !). Annoux : « Ma chanson porte la mention “copyright 1964”. Sortie au début de 1965, elle est devenue un tube en moins de deux mois. C’est vrai qu’aussitôt le terme “jeune loup” est passé dans le langage courant, accomodé à toutes les sauces, grâce surtout à quelques journalistes un rien fainéants... »

Une bataille juridique et littéraire s’ensuit au début des années 80. Annoux gagne le procès dans un premier temps puis le perd.

Mais revenons à notre film ! Exit Annoux. Si le jeune Cyril Azzam demeure « dans le coup » en interprétant deux titres, l’essentiel de la bande originale sera signée Jack Arel. Dans ce même numéro, le compositeur, le producteur de la musique et l’interprète de la chanson rappellent comment ils ont été amenés à collaborer au film.

Présent aussi sur la BOF, le groupe anglais The Krew, que l’on peut voir dans les séquences de boîtes de nuit. Eddie Sparrow, le leader, raconte : « Nous venions juste de participer au tournage d’un film de Marcel Carné, Les Jeunes Loups, qui se déroulait essentiellement à Saint-Germain-des-Prés. Je me souviens d’une scène tournée au Keur Samba Club, rue de Rennes. Là, Nicole Croisille chantait le thème du film. On passait avec Nicole au Bilboquet et c’est grâce à elle que nous avons tourné avec Marcel Carné. »

Dans le groupe, il y a un Français, le saxophoniste Gilbert Dall’Anese. Il se souvient de l’ambiance qui régnait sur le tournage des scènes de boîtes. La plupart des morceaux rapides sont d’essence rhythm and blues. Mary, Mary, la chanson du générique que l’on entend aussi à plusieurs reprises dans le film, est de Jack Arel, les paroles étant de Nicole Croisille qui signe de son pseudo, Tuesday Jackson, la plupart des autres titres.

Au cours d’une séquence au Sacré-Cœur, on entend une jolie ballade folk song chantée en français, Les Jours verts. Écrite par le tandem Jean-Michel Rivat et Frank Thomas, sur une musique de Jack Arel, elle ne figure bizarrement pas sur l’album de la bande originale et est remplacée par sa version instrumentale. Toutefois, sur un 30 cm paru au Canada un peu plus tard, cette chanson se retrouve interprétée par... Jean-Claude Pascal.

Midem

Sur le lancement de la chanson phare, quelques semaines avant la sortie du film, Norbert Saada raconte : « Un matin, je porte le disque à toutes les radios. Jean Peigné, Arlette Tabard l’écoutent... “Ah ! ils sont forts ces Américains ! Il est bon ce slow, ça va faire un tabac !” Le soir-même, au Midem de Cannes, Nicole a chanté I’ll never leave you et le disque a démarré en trombes. Pour cette soirée, j’avais prévu une petite mise en scène... J’ai fait plonger la salle dans le noir et Nicole est entrée éclairée par des projecteurs du fond de la scène. De la salle, on ne voyait pas qui c’était... Au moment du solo, les projecteurs s’allument sur elle et tout le monde la reconnaît... Ça a été un triomphe. Mon premier disque pour La Compagnie a été un énorme succès. Jack Arel n’en revenait pas... »

L’enregistrement de la bande originale se déroule au studio Europa-Sonor, initialement situé rue Charcot avant de déménager rue de la Gaîté. « Jack Arel m’avait fait écouter plusieurs maquettes mais je choisissais celles qui me semblaient convenir. Je savais exactement ce que je voulais », précise Saada. « Les autres chanteurs de la BOF étaient des gens que je connaissais. Cyril était un Libanais vivant à Paris. Parmi les musiciens, il y avait Eddy Louiss à l’orgue et Georges Arvanitas au piano. Quant aux choristes, il s’agissait de Nicole Croisille, José Bartel, France Laurie (avec qui j’ai fait un disque par la suite) et Anne Vassiliu, la sœur de Pierre. »

À l’exception de I’ll never leave you, les chansons parues sur un 33 tours Riviera en 1968 n’ont jamais été rééditées. Le catalogue de La Compagnie (partiellement réédité par Musidisc dans les années 70-80), a été revendu en son temps aux éditions Marbot. Aujourd’hui, il doit vraisemblablement être aux mains d’Universal. À quand une réédition de la BOF des Jeunes Loups, dans la collection « Écoutez le cinéma » ?

Chez Popoff

Après la boîte de nuit « La Cage », un autre lieu « récurrent » dans le film est le café « Chez Popoff » (orthographié Popov dans le film) où se retrouvent les beatniks, point de chute du « marginal » Chris, interprété par Yves Beneyton. Cet établissement situé rue de la Huchette, en plein Saint-Michel, a été, dans les années 60, le rendez-vous obligé des premiers beatniks et des routards. « On pouvait même y passer la nuit, au son des premiers Dylan, avec dans la poche On the Road de Jack Kerouac », rappelle Bernard Bacos sur « Paris 70 », un site remarquablement documenté créé en février 1997.

Sur le blog « Arcane 17 », l’auteur, anonyme, apporte quelques détails sur l’emploi du temps d’un habitué du quartier : « Trentenaire, il y venait pour écouter les beatniks gratouiller leur sèche, entonner avec eux Brand new Cadillac ou Whole lotta shaking going on, œillader les lycéennes, en palotter une ou deux, avant d’aller siffler un ballon de Côtes à vingt-cinq centimes chez Popoff, bois-charbon, rue de la Huchette – aujourd’hui réincarné en sandwicheur grec. »

Présidente de Stéphan Films et elle-même réalisatrice à succès (Rouge baiser), Véra Belmont, dont c’était le troisième film comme productrice déléguée, a quelques anecdotes sur le tournage des Jeunes Loups... « Marcel Carné était le metteur en scène le plus... emmerdeur que j’aie jamais connu de ma vie ! Travailler avec lui était un véritable cauchemar ! Ayant peur de tout, il avait un comportement hystérique... À l’époque des Jeunes Loups, il était un peu frustré de ne plus être reconnu comme le grand metteur en scène qu’il avait été. »

Déléguée par la production, Véra Belmont est constamment « sur le terrain ». « Mais avec Marcel, c’était presque impossible d’intervenir ou d’émettre un avis... Il ruait aussitôt dans les brancards. Chaque fois que quelque chose n’allait pas comme il voulait, c’était bien évidemment de ma faute... »

Elle se souvient particulièrement de la difficile « gestion » des figurants au cours des scènes de boîtes de nuit... « On en a eu des histoires avec ceux qui buvaient trop et ceux qui ne revenaient pas le lendemain !... Et je vous donne un petit scoop : parmi les figurants dans les scènes de Chez Popoff, le café hippie à la mode, nous avions Robert de Niro ! Il était de passage à Paris, et il était tout jeune, tout maigre... Plus tard, il a même déclaré qu’il n’avait jamais vu un metteur en scène et sa productrice se disputer aussi violemment ! »

Le troisième rôle principal, celui de Chris le « hippie », est tenu par Yves Beneyton. « Lui, il existait avant le film et il a existé après. C’est un véritable acteur qui a fait une vraie carrière », remarque Véra Belmont. « Haydée Politoff, je lui trouvais une vraie présence. Elle était formidable dans La Collectionneuse et c’est à partir de ce film qu’on l’a engagée. Après, elle a fait quelques petits films mais je crois que le cinéma n’était pas son truc... Quant à Christian Hay, je ne l’ai jamais plus revu. »

Sur Christian Hay, Marcel Carné écrit : « Durant le tournage, je serai contraint presque chaque soir de le chasser d’une boîte de Saint-Germain-des-Prés, où il passait une partie de ses nuits, et de l’obliger à aller se coucher... Sans grande illusion toutefois. À peine avais-je le dos tourné qu’il réapparaissait. Au matin, il arrivait sur le plateau comme absent, l’œil vague et ignorant son texte. »

« Il faut vous dire que c’était tous des mômes, résume Véra Belmont. Et les mômes, il faut savoir les manier mais Marcel n’avait pas la patience de le faire. De plus, il pensait qu’ils étaient honorés de tourner avec le grand Marcel Carné, alors qu’en réalité, ils n’en avaient rien à faire ! Ils voulaient juste s’amuser. Carné voulait réitérer le succès des Tricheurs. Lui, qui a réalisé des films magnifiques, n’a, en réalité, jamais connu de grand succès public avant Les Tricheurs.

Les Jeunes Loups était produit par René Pignères, un grand producteur d’avant-guerre qui avait attaché son nom à tous les films de Julien Duvivier : Pépé le Moko, La Bandera... Dans les années 60, avec son associé, il a produit la série des Gendarme parce qu’il avait envie de prendre des vacances à Saint-Tropez... René Pignères m’a proposé de faire Les Jeunes Loups avec lui. Le sujet me plaisait bien malgré un certain nombre de clichés que Marcel ne voulait pas gommer. »

Raoul Bellaïche

• Un grand merci à Jack Arel, Véra Belmont, Nicole Croisille, Norbert Saada, Gilbert Dall’Anese.

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