Avec Jean Davril, dans les années 50, Gaby Verlor monte le duo Verlor et Davril. Sa collaboration avec le parolier Robert Nyel (Magali) la fait connaître du grand public : Juliette Gréco enregistre Marions-les, Déshabillez-moi, Bourvil Le petit bal perdu, Ma petite chanson. Dans les années 70, elle travaille avec Mouloudji. On lui doit des chansons comme Que le temps passe vite, Oiseau des îles de ma tête, Est-ce à la Grange-aux-Belles ?. Aujourd’hui, Gaby Verlor est pianiste au Caveau de la République.
J’ai commencé à chanter à l’âge de cinq ans et demi. Après, j’ai chanté avec mon père et ensuite, avec Jean Davril, dans le duo « Verlor et Davril ». On aimait notre métier, on était musiciens tous les deux. Nos voix se complétaient. En ce temps-là, j’étais à la fois romantique et drôle. Jean Davril aussi. Lui faisait les paroles. On avait un numéro qui était très visuel : on faisait du yodele-swing. C’est-à-dire de la tyrolienne mais pas classique. Lui avait cinq octaves de voix et moi, je pouvais aller très aigu, on faisait des cabrioles avec la voix, des choses que personne n’a faites de puis. Il faisait de l’imitation de trompette, je jouais du piano, je quittais le piano en dansant et il me remplaçait au piano. On jouait de l’accordéon, on faisait des claquettes.
On avait un numéro qui était à la fois vocal et visuel. Et les chansons que l’on écrivait étaient trop modernes pour l’époque. Les maisons de disques nous disaient : « Les gens n’arriveront pas à chanter ça. Mais on va vous donner des chansons à enregistrer. » Ce qui fait qu’on avait un tour de chant qui emballait le public mais la plupart des choses que l’on a enregistrées, c’étaient des titres qu’on nous imposait. On arrivait à les défendre parce qu’on aimait la chanson et qu’on essayait de faire des arrangements à deux voix, mais c’était des choses qui arrivaient d’Amérique. On s’était dit que le jour où on aurait un grand nom, on mettra nos chansons. La première s’appelait Yodele, un truc avec une tyrolienne, avec une histoire d’amour dessus, en se disant que ça pouvait faire un tube. Et c’est cette année-là que Jean Davril s’est tué dans un accident de voiture. Le disque n’est jamais sorti. C’était en 1955 et il avait 33 ans.
J’ai eu un creux dans ma vie parce que mon père est mort la même année : on lui avait annoncé la mort de Davril d’une telle manière qu’il a cru que c’était moi... Comme il était fatigué, il a eu une congestion cérébrale après avoir traîné pendant quelques semaines. Pendant deux ans, j’ai flotté un peu... Mais mon père m’avait recommandé de ne pas abandonner le métier : « Tu le regretterais car tu es faite pour ça ! » Et j’ai repris peu à peu. Comme j’avais fait toutes mes études musicales au Conservatoire de Roubaix, où je suis née, je composais. J’ai recommencé le métier en composant, parce que je n’avais pas encore la certitude que je pourrais me tenir en scène seule, sans craquer. Et après, j’ai recommencé à chanter seule mais comme le métier ne m’a pas aidée du tout – on n’a pas du tout promotionné mes disques –, peu à peu j’ai laissé tomber et me suis surtout consacrée à la composition.
J’ai rencontré Robert Nyel qui, lui, était parolier. Il arrivait de son Midi. Il est venu chercher la fille du Nord que je suis ! Il m’a proposé des textes que j’ai beaucoup aimés : Le petit bal perdu. Après, on a écrit Marions-les et Déshabillez-moi pour Juliette Gréco. J’ai fait d’autres choses que le public ne connaît pas : des chansons pour les Frères Jacques, La branche, sur un texte de Robert aussi, qu’ils ont chanté pendant des années, L’étrange concert, une chanson de scène. J’ai aussi écrit pour Georges Guétary, Catherine Sauvage, Tino Rossi. Luis Mariano, aussi, m’a enregistré une chanson qu’il a chanté à l’Olympia. Pour Jean-Claude Pascal, Danielle Darrieux. Catherine Sauvage a enregistré deux chansons que j’ai faite avec Jean-Loup Dabadie comme parolier. Pour Robert Nyel aussi. Et pour Mouloudji, bien sûr. En fait, pour beaucoup de gens qui se trouvaient dans le métier du temps de ma jeunesse ! (rires)
Robert Nyel, lui, a décidé de quitter le métier. Il est parti dans le Midi, à Grasse. Il est peintre. Il avait fait un disque qui n’avait pas été du tout promotionné parce que – et ça, il l’a appris par la suite – il risquait de « gêner » d’autres interprètes dans la même maison de disques. Le « frigidaire », quoi... Il a été très déçu. C’est ce qu’on m’a fait à moi quand j’ai recommencé à chanter seule. Je chantais des chansons de divers auteurs dont j’avais fait les musiques. Des chansons que vous ne pouvez pas connaître puisqu’elles n’ont pas été diffusées. Elles étaient un peu dans l’esprit du Petit bal perdu, romantiques, avec de l’humour aussi. L’auberge du chagrin, par exemple. J’ai fait un disque chez Ducretet et un autre chez Columbia.
Et puis, il y a eu surtout Bourvil. Bourvil a été la grande rencontre en tant qu’être humain. C’était un interprète tellement vrai, tellement sincère, tellement authentique... Il a chanté un des premiers textes que m’a donné Robert : Ma petite chanson – encore qu’on ne l’avait pas faite pour lui. Je me disais : « Mais qui pourrait la chanter ? » Je cherchais. Et un jour, à la radio, j’ai entendu : « Un oranger, sur le sol irlandais, on le verra jamais... » chanté par Bourvil. C’est là que je me suis dit : c’est lui devrait chanter Ma petite chanson. Du coup, je lui ai téléphoné. Et comme il faisait partie de ces grandes vedettes qui ne se montent pas la tête, on pouvait téléphoner et s’il était chez lui, on le joignait. Il n’y avait pas d’intermédiaires. Il nous a demandé de venir la lui faire entendre. Ça a été la première chanson qu’il m’a enregistrée. À partir de là, on a gardé le contact.
À l’Alhambra, j’ai joué une comédie musicale avec lui : « Ouah ! Ouah ! », la dernière qu’il ait jouée à Paris, avant de disparaître lui aussi. Il a aussi enregistré Mon frère d’Angleterre. Il savait choisir ses chansons. Surtout sur le plan humain, c’était un être extraordinaire. Je n’ai pas connu mieux que lui. Il était vrai. Il y a beaucoup de vedettes qui font un numéro quand ils sont devant une caméra, qui font semblant d’être gentils mais qui, dans la vie, ne le sont pas du tout... Mais lui, il était exactement dans la vie ce que le public a connu de lui. Il ne trichait pas. Et puis, il était à l’écoute. On rencontre peu de gens qui écoutent ou regardent vivre les autres, qui cherchent à comprendre ce qui leur arrive et à les aider. Lui, il était toujours prêt. Pendant cette comédie musicale, quand il arrivait en scène, la moindre petite choriste ou danseuse qui n’allait, il le voyait tout de suite. Il lui disait : « T’as un problème, toi. Ça va pas, ce soir ? T’inquiète pas, ça ira mieux demain ! » Et ce n’était pas un numéro, il était vraiment comme ça.
C’est un être qui m’a beaucoup marqué. Et c’est le parrain de ma fille. En tant qu’interprète, il était capable de faire rire les gens sans difficulté. Et de les émouvoir aussi, sans faire un numéro car il n’était pas mélo. Quand il écoutait une chanson, il trouvait tout de suite le mot, la phrase qui ne collaient pas. « Excusez-moi, mais là, peut-être que le public ne va pas comprendre. Là, il faudrait peut-être changer le mot. » Et dans Ma petite chanson, il a changé deux ou trois phrases comme ça, et c’était toujours exact. Il avait le sens du public, le sens du peuple, de la chose qu’il faut dire avec simplicité pour que ça passe, pour que ça touche.
Propos recueillis par Raoul Bellaïche et Colette Fillon
le 26 novembre 1993.
• Interview inédite.