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Entretien avec Alexandre Rabia (THE)

Il y a une trentaine d'années, en 1987, un vieil enregistrement de Nina Simone datant de 1958, My baby just cares for me, était devenu un tube grâce à son utilisation dans une publicité pour le parfum n° 5 de Chanel... Aujourd'hui, une chanson méconnue de Mouloudji, L'amour, l'amour, l'amour, enregistrée en 1963, pourrait suivre le même chemin grâce au « clip » que l'enseigne Intermarché a choisi pour illustrer sa campagne sur la « malbouffe ». Rencontre avec Alexandre Rabia, directeur artistique son au sein de la maison de production THE.

THE est une entreprise qui existe depuis une dizaine d'années. Les créateurs étaient tombés sur ce nom et trouvaient le jeu de mots assez intéressant... « Chez qui vous allez ? » « On va chez THE... » J'y travaille depuis sept ans en tant que music supervisor ou directeur artistique son. Cela consiste principalement à réaliser les bandes son de publicités à partir de compositions originales ou, comme dans le cas d'Intermarché, à faire ce qu'on appelle une synchro, c'est-à-dire prendre une œuvre existante et l'adapter sur un format de publicité. J'ai eu la chance d'être briefé sur le projet d'Intermarché au moment du script.

L'agence voulait quelque chose de précis ?

Trois semaines avant le tournage, un brief est communiqué à la production son pour laquelle je travaille, avec les photos des acteurs potentiellement castés et ce qu'on appelle des « moods », une atmosphère. Et bien évidemment, le script de la réalisatrice et celui des créatifs. Là, vous vous imprégnez des éléments fournis.

Ce qui était très important pour eux, et que je trouvais aussi très intéressant par rapport à la marque, c'est qu'ils voulaient quelque chose de français. Dans une première vague de propositions, il y a donc eu une véritable volonté de synchroniser une œuvre française.

La première version qui leur a été présentée était constituée uniquement de morceaux français, des BO, par exemple, et sur des partis-pris émotionnels qui oscillaient entre l'histoire d'amour et des choses un peu plus publicitaires. À ce stade, on ne savait pas trop ce que les images allaient donner, mais ça, c'est fréquent en publicité. L'intérêt est de faire des propositions pour qu'il y ait un espèce de consensus ou de coup de cœur autour d'un morceau qui va permettre de tourner le film avec et surtout de le montrer.

Pas mal de campagnes publicitaires ne se passent pas tout à fait comme ça car on ne se préoccupe du son qu'après le tournage, au dernier moment. Mais là, l'ambition était de tourner avec la musique et de trouver un morceau français par rapport à la marque. Depuis quelques années, on voit un peu plus d'œuvres françaises synchronisés en publicité. À ce moment-là, on interroge nos partenaires privilégiés, les services synchro des grands labels parisiens mais aussi des labels indépendants ou des éditeurs. Le but du jeu est de rassembler le maximum de matériel et ensuite de sélectionner les morceaux qui paraissent les plus pertinents par rapport aux infos que le directeur de création et que la réalisatrice avaient communiqués.

Ce qui est étonnant, c'est d'avoir choisi une chanson ancienne et quasiment méconnue d'un chanteur lui-même un peu oublié...

Nous avons reçu plusieurs propositions de grands labels comme Universal et Sony ou d'éditeurs. Ce morceau de Mouloudji, qui se trouvait dans la sélection de Warner Chappell, avait comme premier avantage d'être une très belle chanson. Après plusieurs écoutes, on se rend compte qu'il s'en dégage une émotion très pure et très forte.

Il y a quelques années, un extrait de cette chanson avait été samplé par Rouge Rouge et exploité sur une compilation de la série Hôtel Costes. En l'occurence, le remix de Rouge Rouge était plus connu que le morceau de Marcel Mouloudji.

Puis vient la présentation à l'agence. C'est un exercice un peu particulier puisque vous présentez des musiques un peu à nu. Une vingtaine de morceaux ont été proposés à l'agence et la réalisatrice, notamment, a réagi très rapidement sur ce titre-là qui été présélectionné.

J'ai quand même été amené à faire une deuxième vague de propositions, sur d'autres partis-pris, mais rapidement, une fois sur le tournage, selon les retours que j'avais de l'agence, le Mouloudji plaisait énormément. Et après, sur les images, ça a été assez imparable.

La durée n'a pas effrayé l'annonceur ? Trois minutes de pub, c'est long...

Non, je ne crois pas. Trois formats ont été présentés et le trois-minutes a été une sorte de bonus qui a énormément plu à la marque. Il a été présenté sur TF 1 avant The Voice, à une heure de forte écoute, et le déclenchement parallèle sur les réseaux sociaux a été assez payant. Une belle synergie s'est opérée avec des plateformes comme iTunes ou Spotify.

Vous étiez conscient de choisir un morceau plutôt à contre-courant de ce qui se fait aujourd'hui ?

Bien sûr. Et j'avoue qu'il est vraiment rare, dans ce métier, qu'un morceau fasse consensus auprès des cinq ou six personnes décisionnaires : le directeur de création, Alex Hervé, la réalisatrice et les créatifs. À partir de ce moment-là, ce choix devient une évidence et c'est rassurant pour tout le monde. Vous connaissez Shazam ? C'est une application très pratique que l'on utilise pour identifier instantanément un morceau dont on ne connaît ni le titre ni l'interprète. Je m'en sers régulièrement pour connaître la popularité d'un titre, et avant la campagne, la chanson de Mouloudji n'avait été « shazamée » que par trente personnes dans le monde qui l'avaient entendue. Début avril, elles étaient 22 000...

Dans notre métier, on fait généralement connaître des morceaux assez récents, mais faire redécouvrir – ou plutôt faire découvrir – une vieille chanson d'un artiste comme Marcel Mouloudji, c'est quand même très intéressant. À la fois pour nous, en tant que direction artistique et supervision musicale, mais aussi pour les labels concernés, ici Sony, ou du côté des éditeurs qui ont été assez contents de voir Marcel Mouloudji revenir l'actualité...

Cette chanson de Mouloudji était en compétition avec Le temps de l'amour de Françoise Hardy ?

Oui, au tout début. Quand ils préparent leurs publicités, beaucoup de réalisateurs ont conscience de l'importance de la musique, mais ils n'ont généralement pas la culture de ceux qui travaillent dans la musique, et ils essaient alors de nous communiquer leurs intentions en nous indiquant quelques morceaux de référence...

Dans les idées de départ, il y avait un morceau italien, un peu sautillant, et également Le temps de l'amour dans une version italienne, qui symbolisait l'état d'esprit potentiel du film... Mais encore une fois, il n'y a pas de certitude avant un tournage. Le travail d'une prod son, d'un music supervisor ou d'un directeur artistique consiste à prendre en considération les envies et les volontés artistiques de l'annonceur et de lui proposer un maximum de titres qui vous paraissent pertinents dans un cadre budgétaire prédéfini.

Je vois passer beaucoup de scripts et j'avoue qu'il est assez rare d'en voir un qui soit envisagé comme un court métrage, avec une très belle sensibilité...

Quelle était le message d'Intermarché : montrer que l'on pouvait éviter la « malbouffe » ?

Oui, c'est un message sur la malbouffe. Et ce que je trouve intéressant à mon niveau, c'est que la marque ait fait le choix de l'émotion, une émotion forte, car beaucoup de gens ont été touchés à l'écoute du morceau. Nous sommes tous très contents de cette campagne, c'est une très belle réussite.

Vous avez été étonné du succès ?

Oui, complètement. J'avais visionné le film dans les premiers montages et j'ai tout de suite pressenti que ce film allait être un succès publicitaire, mais aussi que cela dépasserait un peu le cadre de la publicité. Au niveau musical, c'était intéressant de ne pas avoir choisi un morceau qui aurait pu constituer un double discours par rapport à ce qui se passait à l'image. Et d'être plus dans l'évocation. « L'amour » est un mot français qui est compris par beaucoup d'étrangers et le fait d'avoir ce mot répété trois fois dans le refrain est, je pense, quelque chose qui « parle » à l'international. Chez THE, nous sommes très contents d'avoir accompagné l'agence Romance et que Romance nous ait fait confiance sur ce projet.

Propos recueillis par Raoul Bellaïche (avril 2017)

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